13 novembre 2024
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Réfractaires, absents de marque et victimes de guerre : une famille en Chantier

À Lieusaint, parmi les 27 noms figurant sur le monument aux morts, s’y trouve un bien curieux : celui de Pharaon Chantier. Au-delà de son parcours personnel et de sa disparition dès septembre 1914, que j’évoquerai plus en détails dans un ouvrage spécifique, il m’a semblé intéressant de cibler dans cet article l’environnement familial du bonhomme.

L’HISTOIRE

Famille nombreuse, famille heureuse?

Jeudi 9 janvier 1890, trois heures du matin. Dans la courte rue de la Charité, en plein centre de Montereau-Fault-Yonne, une seule maison est encore éclairée. C’est au numéro 2 que ça s’anime, et pour cause. Le dernier enfant de Constance Cordier, 38 ans, est né il y a une heure. Eléonore Lamy, la sage-femme, peut en attester. Autour de la mère et du nouveau-né sont présents son frère Eugène, 23 ans (déjà !) ; sa sœur Amanda, 21 ans ; son frère Henri, 19 ans ; son frère Jules, 18 ans ; son frère Raoul, 5 ans. Manquent à l’appel les sœurs Alice, Clémentine et Eugénie, mortes en bas âge… Et surtout le père.

Mais que fait-il, le père Chantier, alors que son neuvième rejeton vient de pousser son premier cri ? Au travail, à cette heure ? En déplacement ? A l’armée ? Rien de tout ça : en fait, Pierre Chantier a poussé pour la dernière fois la porte de sa maison presque vingt ans auparavant, et n’a plus jamais donné de nouvelles. C’était le 26 janvier 1871, vingt jours exactement après la naissance son premier fils, Henri.

Montereau en 1908 – Cartorum

Depuis, en dépit des naissances successives de Jules, Clémentine, Eugénie, Raoul et maintenant Pharaon sous le nom « Chantier » et « issus du mariage légitime entre Pierre Chantier et Constance Cordier », Pierre Chantier n’a jamais donné signe de vie, comme en attestent plusieurs documents. Toutefois, à force de fouiller, on le retrouve dans divers recensements : à Serbonnes, dans l’Yonne, dès 1872, et à Montreuil en 1921, en compagnie d’une femme du nom de Marie Morvan.

Alors, quid de la paternité des enfants Chantier, qui n’ont peut-être jamais rencontré ce monsieur qui leur a donné – sans même le savoir – son nom ? On ne peut le savoir avec certitude. Peut-être, d’ailleurs, Jules, Clémentine, Eugénie, Raoul et Pharaon Chantier ont-ils différents géniteurs. Une piste se détache : vers 1905, Constance quitte Montereau pour vivre avec son « ami » Paul Primault à Lieusaint. Certes, les enfants sont déjà nés, mais on ne sait guère depuis quand dure cette relation officieuse (elle le restera, puisque Constance n’est ni divorcée, ni veuve, et ne peut donc se remarier).

Parmi les six enfants Chantier ayant survécu à leur première année, deux auront une existence particulièrement agitée : sans surprise, il s’agit d’Henri, né trois semaines avant la fuite du paternel ; et Jules, né tout juste un an après.

Tendre voyou

1887. Avant même la naissance du petit dernier, Jules Chantier, qui travaille dans la manufacture de faïence de Montereau, est attrapé car il s’est servi dans les stocks, et a tenté de revendre de la vaisselle pour son propre compte. Âgé de 15 ans, il va faire un tour en prison… pour un mois, le premier d’une longue série. Henri n’est pas en reste : il va lui aussi dormir à l’ombre, pour une simple bagarre.

Si les deux années qui suivent sont relativement tranquilles, Jules a bel et bien attrapé le virus de la rapine : entre octobre 1890 et novembre 1891, il est pris quatre fois. Vol de bottines et de foulard, vol de volailles, vol de petits oiseaux, vol de porte-monnaie… A chaque fois, il passe un ou plusieurs mois enfermé à la maison de correction de Fontainebleau, manquant, à l’été 1891, le mariage de sa sœur Amanda et celui de son frère Eugène. Celui que les gardiens accueillent désormais comme une vieille connaissance commence à trouver le temps long : il va décider, avec son compagnon de cellule, d’écourter son séjour en s’évadant, à l’aide d’un copain qui dirige les opérations depuis l’extérieur. Evidemment, ils sont rattrapés, et la peine d’origine est multipliée, mais surtout, Jules quitte Fontainebleau : on l’enferme à Paris, dans une cage plus étanche.

La maison d’arrêt de Fontainebleau, devenue musée national des Prisons – photo L. Lesueur/ministère de la Justice

Il passe quasiment toute l’année 1892 derrière les barreaux, entre Paris, Fontainebleau où il revient après sa peine pour évasion, puis Paris à nouveau, car il commence à se montrer incorrect et violent envers les gardiens bellifontains.

Le 1er décembre 1893, Jules rejoint Henri en Tunisie pour y effectuer son service militaire. Partir si loin n’a rien de commun en temps de paix : les frères Chantier sont affectés aux bataillons d’infanterie légère d’Afrique (Bat’ d’Af’) car ceux-ci regroupent les jeunes délinquants. A peine arrivé, Jules voit son frère repartir en métropole à cause de problèmes pulmonaires. Le 8 septembre 1894, Jules rentre à son tour.

Les années qui suivent voient Henri se marier (deux fois), Amanda mourir d’une maladie foudroyante (à même pas trente ans) et Jules continuer à être de tous les mauvais coups : vol, coups et blessures (1895), dettes (1896), coups, menaces de coups de couteau, rébellion (1899)… Cette dernière affaire est un comble : malgré l’obtention d’un non-lieu au sujet de la rixe pour laquelle il s’est fait arrêter, Jules Chantier sera tout de même condamné au regard de son comportement violent avec les agents… Comme il est coutumier du fait, son appel et son pourvoi en cassation sont rejetés sur-le-champ.

Des hommes qui tombent

Comme son frère Henri, un peu occupé avec sa femme et leurs neuf (!) enfants, c’est le mariage qui va, semble-t-il, calmer la fougue de Jules, qui, à 28 ans, est déjà un vieux routier du crime. Il épouse Lucile Robert à la mairie du troisième arrondissement de Paris le 11 août 1900 en présence de… son père selon l’état-civil, Pierre Chantier ! Pierre, qui, rappelez-vous, est porté disparu depuis AVANT la naissance de Jules… et qui, selon l’acte de mariage, déclare Constance Cordier, sa femme et mère de ses enfants, disparue et sans domicile connue depuis trente ans ! Si cela ne remet pas en cause nos déductions initiales, ça soulève tout de même de nouvelles interrogations. Jules a-t-il été, à cause de son parcours tumultueux, renié par sa mère au point qu’il retrouve son « père » (officiellement) et le convie à son mariage ?

Un mois après le mariage de Jules, et trois ans après la mort d’Amanda, c’est Eugène, l’aîné, qui disparait à son tour, à 33 ans. Il vivait alors depuis plus de dix ans à Orléans, là où Jules décide de s’installe en 1903. Avec Lucile, l’existence semble plus paisible, puisqu’il n’est plus fait mention d’une condamnation depuis son mariage jusqu’à sa mort.

Rappels biographiques – En améthyste, les enfants supposés de Pierre Chantier; en saumon, il y a de gros doutes; en jaune, peut-être ceux de Paul Primault…

En 1904, Jules Chantier est dégagé de toute obligation militaire. En cause, une « bronchite suspecte »… En fait de bronchite, c’est la tuberculose qui lui est diagnostiquée un an plus tard. Le 16 janvier 1910, Raoul Chantier, toujours célibataire, rejoint son frère, qui ne guérit pas, à Orléans. Le 10 avril, Jules Chantier s’éteint à l’âge de 37 ans.

Des neuf enfants de Constance Cordier, toujours bien vivante (à Lieusaint, avec son « ami » Paul Primault, et le dernier, Pharaon, qui n’a que vingt ans), il ne reste donc qu’Henri, Raoul, et Pharaon. Les deux premiers sont envoyés au front en août 1914. Henri fait l’objet de tests médicaux, puisqu’il avait été déclaré inapte vingt ans plus tôt lors de son service. Il part finalement au combat le 9 septembre. Il est certain qu’il ignorait que son petit frère Pharaon était mort au combat trois jours auparavant (car la date de son décès ne sera fixée que par jugement en 1920).

LES SOURCES

Il m’a paru intéressant de développer sur les sources qui m’ont permis de retracer le parcours de Jules Chantier (et celui d’Henri), car je n’avais été confronté à ce type de recherches qu’une seule fois auparavant – et comme c’était dans le cadre d’une recherche professionnelle, je n’avais pas rédigé d’article.

Tout d’abord, les indices : si, dans le cas de ma cliente, il s’agissait de rumeurs familiales, j’ai eu, pour la famille Chantier, des éléments concrets sans attendre. En effet, ce sont les registres matricules militaires des frères Chantier qui donnent précisément les dates de leurs condamnations, dont voici un exemple. On s’apercevra plus tard que, si plusieurs d’entre elles sont détaillées, la liste n’est pas exhaustive.

Registre matricule de Jules Chantier – archives de Paris (en ligne)

Grâce à ces dates, on peut retrouver, aux archives départementales (de Seine-et-Marne ici), les jugements en question, qui nous offrent la situation des prévenus, un résumé de l’affaire, et la peine prononcée (et comment elle se justifie).  

Extrait d’un jugement du 27 mai 1887 au Tribunal correctionnel de Fontainebleau – archives de Seine-et-Marne

Ensuite, il faut chercher sur le site des archives départementales les registres d’écrou correspondant aux condamnations. Attention à ne pas se tromper entre les différents registres (prévenus, provisoires, correctionnels, dettes) : ici, c’est surtout le registre des condamnés corrections qui nous intéresse. On y a inscrit, au moment où le prévenu s’est présenté (ou a été présenté) à la maison d’arrêt, sa description physique très précise (plus que sur un registre matricule), un inventaire vestimentaire, la date du jugement concerné, et les dates d’entrée et de sortie, très importantes pour établir une chronologie, car la sortie effective peut être différente de la sortie prévue. Si le condamné a été transféré ailleurs, l’information est également disponible.

Extrait du registre d’écrou (corrections) de la prison de Fontainebleau (1888-1892) – archives de Seine-et-Marne (en ligne)

Enfin, ne pas négliger la presse ancienne. Les articles qu’on peut trouver sur Gallica ou Retronews donnent souvent des détails croustillants sur les affaires locales, pas forcément relatés dans les jugements officiels !

L’Abeille de Fontainebleau du 20 novembre 1891 (Gallica)

Spyridon

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