Explications sur la bascule du religieux vers le civil, et de son impact sur la tenue des registres
Je pensais avoir fait le tour de la question religieuse, avec déjà deux articles sur le sujet, mais le challenge UPro-G du mois ne m’a pas laissé le choix : il faut y retourner ! Et pour étudier les registres, pourquoi ne pas aller fouiller dans les archives de sa propre commune?
Aux origines des registres
En France, il y a fort fort longtemps, tout le monde ne portait qu’un nom unique. Ces noms sont les prénoms d’aujourd’hui. Mais un boom démographique, dont on situe l’apogée autour de 1200, entraîne une confusion, car dans tous les villages, on est désormais plusieurs à porter le même nom. Chacun se voit alors attribuer un surnom, dont certains se transmettront aux générations suivantes. Les noms ne sont pas choisis par leur porteur, et sont souvent péjoratifs ou ironiques. Il n’existe aucune trace écrite concernant la population : seuls passent à la postérité les naissances, mariages et décès de personnages « importants » ou nobles.
Cet état de choses ne change qu’à partir du XVIe siècle, quand, dans un souci de contrôle religieux de la population ainsi que de preuves pour les futurs procès, l’ordonnance de Villers-Cotterêts et le concile de Trente ordonnent la tenue de registres paroissiaux par l’Église, d’abord pour les baptêmes, ensuite pour les mariages et les sépultures (ordonnance de Blois). C’est assez chaotique et irrégulier jusqu’à une publication du pape Paul V, en 1614. À partir de là, des registres apparaissent massivement dans chaque paroisse. Le Code Louis en uniformise la rédaction en 1667.
Première page du plus vieux registre de Lieusaint (1690) – Archives de Seine-et-Marne
Les non-catholiques sont évidemment mis de côté par ces décisions, et sont même parfois obligés d’aller à l’encontre de leurs croyances afin de rester dans la légalité. Par exemple, les protestants sont obligés de faire célébrer leurs mariages par les curés catholiques, et n’ont pas le droit de divorcer ; la solution reste le mariage « au désert » (clandestin), mais celui-ci empêche tout héritage et même toute filiation officielle.
Le XVIIIe siècle entraîne des bouleversements à tous les niveaux, pour les non-catholiques d’abord. On commence à songer à la possibilité d’un mariage « civil »… La Révolution française légalise celui-ci, et précipite la fin des registres paroissiaux. C’est désormais le maire, ou un de ses adjoints, qui officialise les naissances (au lieu des baptêmes), les mariages, et les décès (au lieu des enterrements).
Lieusaint, un cadre agricole… et royal!
À ne pas confondre avec son homonyme normand, Lieusaint est une commune de Seine-et-Marne, étendue sur 1197 hectares, au cœur de la région naturelle de la Brie. Elle compte 500 habitants en 1790, un chiffre qui va très peu augmenter jusqu’aux années 1980, puis exploser : 6.936 habitants en 1999, et 13.804 en 2020!
Lieusaint, qui porte le même nom depuis l’époque romaine (Locus Sanctus), est visité par les rois de France successifs lors de leurs parties de chasse, en raison de son accès à la forêt de Sénart ; ces mêmes rois qui vont utiliser les plantations créées en 1702 comme « pépinières royales ». Le village aura droit à une petite fame à l’été 1792, lorsqu’un décret royal commande à ce que la mesure de référence pour calculer le méridien Dunkerque-Barcelone soit les onze kilomètres séparant Melun… de Lieusaint !
Calcul du méridien dans un cours de géométrie – Kartable.fr
Les Lieusaintais ont, évidemment, à la veille de la Révolution, une vie très rurale, qui va durer jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et même au-delà. Leur curé, à l’époque, est appelé Hermier.
Un curé bavard?
Nous allons maintenant comparer les actes rédigés par le curé Hermier avant la révolution avec des actes d’état civil datés de la fin du siècle suivant, afin de définir si, comme le présume le challenge, notre ecclésiastique a une âme de « curé blogueur ».
Baptême vs Naissance
Baptêmes, mariages, sépultures (1749-1791) – Archives de Seine-et-Marne
Naissances, mariages, décès (1888-1896) – Archives de Seine-et-Marne
En lisant les deux actes, une différence majeure saute aux yeux : les « parrain » et « marraine » sont remplacés par de simples témoins, dont on précisera souvent, d’ailleurs, le lien avec les parents (mais pas ici). C’est un marqueur important en ce qui concerne le passage du religieux vers le civil. Par contre, la « légitimité » de l’union entre les géniteurs de l’enfant reste bien inscrite dans son acte de naissance. Autre élément témoin de l’évolution d’une société : en 1892, si la mère ne travaille pas, on juge nécessaire de le préciser, alors qu’un siècle avant, ce n’est même pas la peine.
L’acte de naissance s’avère plus long, car plus précis : il mentionne l’âge des parents, celui des témoins, et leur métier, tout comme l’heure de naissance de l’enfant. Au premier abord, notre curé ne semble lui pas particulièrement zélé ni prolixe, s’en tenant au strict minimum!
Mariage religieux vs Mariage civil
Baptêmes, mariages, sépultures (1749-1791) – Archives de Seine-et-Marne
Naissances, mariages, décès (1888-1896) – Archives de Seine-et-Marne
Naissances, mariages, décès (1888-1896) – Archives de Seine-et-Marne
Naissances, mariages, décès (1888-1896) – Archives de Seine-et-Marne
Trois pages contre une ! Notre curé aurait-il omis tant de détails sur le mariage? Le principe même du mariage aurait-il tant changé en un siècle?
Si la forme change si peu que cela en est presque étonnant, on peut observer quelques différences entre l’acte de mariage catholique et l’acte de mariage civil : certains concepts sont strictement religieux (empêchements, bénédiction nuptiale), là où d’autres auraient été anachroniques en 1791 (présentation du livret militaire du marié). Les points de détail qui changent sont les mêmes que pour l’acte de baptême/naissance : des précisions supplémentaires sont apportées par l’officier d’état civil, plus soucieux que son prédécesseur en soutane, sur les métiers, le lieu de résidence de chacun, l’âge…
Un point quand même pour la défense de notre pauvre curé : le papier coûte cher, et s’il semble particulièrement économe, il est vrai que l’autre use et abuse de formules conventionnelles… qui ne lui sont pas propres, puisqu’elles font partie du modèle visant à uniformiser tous les actes de mariage.
Enterrement vs Décès
Baptêmes, mariages, sépultures (1749-1791) – Archives de Seine-et-Marne
Naissances, mariages, décès (1888-1896) – Archives de Seine-et-Marne
Les curés sont, selon la croyance, peu avares en détails et même plutôt indiscrets en ce qui concerne la mort de leurs paroissiens. On peut donc s’attendre ici à un peu plus de panache… hé bien, toujours pas. Notre cher Hermier donne le minimum, comme d’habitude, avec cette fois-ci, tout de même, l’âge (approximatif) de la concernée. Côté état civil, on ne rentre, comme attendu, pas dans les détails des circonstances du décès, mais le reste a le mérite d’être détaillé. On y apprend la date et le lieu de naissance exacts du défunt, et des détails précis sur les témoins.
Alors, une âme de blogueur, notre curé? Pas du tout! On voit tout au long du registre (complet sur le site des archives de Seine-et-Marne) qu’il n’en dit jamais plus que le minimum nécessaire, fait de nombreuses ratures, et se fait régulièrement remplacer… Autant dire qu’il ne se tuait pas à la tâche, à moins qu’il n’ait eu à remplir tous les registres alentour. En tout cas, il signe bien en tant que « curé de Lieusaint ».
Et vous, que disent les registres paroissiaux de votre commune? Vous pouvez les consulter facilement, en ligne ou aux archives départementales!
LP
Sources complémentaires :
Le Mée-Orsetti Marie et Le Mée René, Paroisses et communes de France : Seine-et-Marne, 1988
Collectif, Patrimoine des communes de la Seine-et-Marne, 2002
Federici Philippe, Un voyage … de Dunkerque à Barcelone…, sur scphysiques.free.fr
Une réflexion sur « 1791 : dernières ratures d’un curé de village »