Comment David Boilat, métis de Saint-Louis, s’est-il retrouvé curé de campagne pendant un demi-siècle dans divers villages au nord de la Marne ?
À PREMIÈRE VUE
J’ai croisé pour la première fois le nom de l’abbé Boilat par hasard, à la recherche d’une personnalité méconnue ayant un lien avec le département à l’honneur dans cette rubrique. Somnolant au milieu de mille biographies sans relief de notables du coin, j’eus la pupille brillante lorsque je tombai sur ce Boilat-là. Un curé ? Sénégalais ? Dans un village anonyme ? Au XIXe siècle ? Elle était là l’aubaine, la perle rare, l’occasion d’écrire un premier article pour cette rubrique qui me tenait à cœur !
Représentations de David Boilat – source inconnue.[1]
Non pas qu’il fût incroyable d’être né à Saint-Louis ni d’être mort à Nantouillet, mais enfin, parcourir près de cinq mille kilomètres, à une époque où certains de mes ancêtres n’avaient pas quitté leur village depuis vingt-cinq générations… Vraiment, ça ressemblait à une enquête comme je les aime.
Saint-Louis sur la carte du Sénégal – Wikipédia
RACINES AUX CONTOURS FLOUS
Pierre David Boilat a, comme son nom l’indique, une ascendance francophone. Nous n’avons pas, à ce jour, retrouvé d’acte de naissance : les Anglais, qui ont dominé périodiquement la région, quittent Saint-Louis et le Sénégal peu après, emportant les archives d’état civil avec eux. Cependant, deux documents donnent quelques précieux renseignements : un acte de notoriété devant François Pellegrin (maire de Saint-Louis), où six témoins attestent, le 7 mai 1827, de la naissance du petit Pierre David Boilat « le 20 avril 1814, de Boilat et de Marie Monté, lesquels étaient nés libres »
On a, par contre, retrouvé l’acte de naissance de son frère Théodore, né le 21 décembre 1808, où il est inscrit que le paternel était « enseigne de vaisseau au service de l’État ». Puisqu’on ne retrouve pas sa trace, il s’agit peut-être d’un service auxiliaire de la Marine.
Le terme signare vient du portugais senhora et désigne les femmes africaines qui vivent avec les Européennes, souvent d’influence, et qui acquièrent de fait un certain rang social. Elles se marient à l’époque de la naissance de Boilat à la mode du pays, une coutume qui consiste, pour les femmes signares, à un concubinage avec un homme européen seulement le temps que celui-ci passe au pays. L’union est automatiquement défaite lors de son départ (ou en cas de décès), et elles peuvent en épouser un autre. |
Sa mère était Marie Monté, métisse signare de Saint-Louis. Elle décède dès 1819 (et ainsi que, selon Abdoulaye Bara-Diop, « sa vraie famille sera l’Église catholique »). L’abbé Boilat se considérera toujours comme Sénégalais, et parle couramment le wolof et le sereer.
FORMATION
Notre future tête religieuse est éduquée dans la petite classe de Jean Dard, qui fait partie de ce qui constitue la première école française en Afrique. Celle-ci pratique l’ « enseignement mutuel », en vogue en France depuis un siècle.
Au printemps 1825, dix jeunes sénégalais (parfois métis) sont envoyés en métropole sur l’initiative de la mère Anne Marie Javouhey (1779-1851), qui, après avoir fondé la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, a lancé des missions outre-mer. Les enfants reçoivent, à Bailleul-sur-Thérain (dans l’Oise), une formation religieuse poussée, l’objectif étant de les renvoyer sur leurs terres afin qu’ils constituent le premier « clergé africain », et ainsi évangéliser les populations sénégalaises.
Le deuxième voyage, en 1827, transporte sept nouveaux gamins, dont Armand Mamadou Sy, fils du roi du Bondou ; Jean-Pierre Moussa, connu plus tard pour sa proximité avec les abolitionnistes, dont Victor Schoelcher ; Arsène Fridoil, de père anglais, aux positions également bien tranchées ; et notre futur abbé Boilat, le chouchou de la mère Javouhey ! Il y en aura encore deux, l’un en 1828, l’autre en 1829.
Beaucoup des enfants ne survivent pas aux conditions précaires : le froid picard, le régime strict, le manque de sommeil, la tuberculose… Cinq d’entre eux sont néanmoins préservés en étant renvoyés chez eux. Au bout de quelques années, il ne reste plus que Boilat, Fridoil et Moussa. Ils sont envoyés au séminaire de Carcassonne, puis au séminaire du Saint-Esprit (à Paris, rue Lhomond), comme en témoigne une lettre de Boilat à sa protectrice le 13 novembre 1838. Il a alors 24 ans, et devra attendre encore deux ans avant d’être ordonné prêtre, comme ses deux compagnons.
Après une première à Senlis, Moussa, Fridoil et Boilat célèbrent une messe à Fontainebleau devant… le roi Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie ! Le souverain s’en souviendra et, paraît-il, recevra quelques années plus tard Jean-Pierre Moussa en privé.
RETOUR, JALOUSIES ET CONTROVERSES
Il est en projet, depuis vingt ans, de créer un collège d’enseignement secondaire au Sénégal. Édouard Bouët-Willaumez (1808-1871) rencontre Boilat en 1841 et songe à lui confier cette mission. Il lui confirme par lettre :
Simulation de lettre écrite par le gouverneur Bouët à l’abbé Boilat – Spyridon Généalogie
En janvier 1843, il est nommé directeur de l’enseignement. Il fonde comme prévu, mais avec l’aide de ses camarades Moussa et Fridoil, un collège secondaire. Les difficultés apparaissent rapidement :
- une forte rivalité avec les Frères de Ploërmel, qui se préoccupent davantage d’enseignement technique, et auxquels le collège subtilise les meilleurs élèves
- des problèmes financiers
- de multiples débauches reprochées aux abbés Moussa et Fridoil : alcoolisme, mauvaise gestion des dépenses…
Le collège survit tout de même, coûte que coûte, jusqu’au coup de grâce : en 1852, une liaison entre David Boilat et sa nièce – qui lui servait de ménagère – est révélée. Faute grave ou complot ? On peut débattre en vain, arguant que le prêtre, au cours du demi-siècle de service en France qui va suivre, ne souffrira d’aucune affaire de ce genre ou d’un autre. Le complot étant impossible à prouver, on peut seulement en conclure que l’affaire arrangeait bien les Frères de Ploërmel. Scandales et problèmes financiers mis bout à bout, la situation devient intenable, et le collège est tout bonnement supprimé. Boilat dit au revoir au Sénégal, et même adieu : c’est un retour en France qui l’attend, et pour de bon.
L’abbé Moussa part lui aussi, pour Haïti, où il écrit des articles anticolonialistes, et prêche l’œcuménisme entre protestants et catholiques, ce qui le marginalise. Il meurt le 23 juillet 1860.
L’abbé Fridoil, enfin, ne poursuivra pas son œuvre ailleurs, car il tombe malade en mer et y reste.
Quelle documentation ? Aux archives nationales, en série F19 (cultes), on trouve un dossier portant le nom de David Boilat : en 1854, peu après son retour du Sénégal, on a en effet réuni les évaluations annuelles attestant de la bonne conduite ou non du prêtre, ainsi qu’un extrait de dépêche à propos de cette fameuse affaire de mœurs. Les évaluations que tout le monde s’accorde pour dire que la faible santé de Boilat nuit à son travail, mais qu’il fait montre de beaucoup de zèle et de bonne volonté. Au-delà de ça, les avis divergent entre le gouverneur et le préfet apostolique, le premier le désignant comme aussi stupide qu’intolérant, l’autre soulignant la qualité de son instruction et sa générosité. |
Extrait du dossier Boilat – Archives Nationales
LA VIE EN SEINE-ET-MARNE : PLUS CALME ET PLUS MODESTE
Très proche de la mère Javouhey, morte peu de temps auparavant, Monseigneur Allou (évêque de Meaux, 1797-1884) devient le nouveau protecteur de Boilat, et le nomme curé de Dampmart le 10 novembre 1853. Il prendra également en charge l’église de Carnetin, et la colonie pénitentiaire de Montévrain, qui est une sorte de maison de redressement à l’ancienne.
Carte de Seine-et-Marne telle que présentée dans la réédition d’Esquisses sénégalaises aux éditions Karthala
L’église et le presbytère sont en mauvais état, on écoute peu les requêtes du nouveau curé pour améliorer les choses. Les déplacements à Montévrain et Carnetin sont difficiles : elles se font à pied ou en carriole, et il n’y a même pas de route ! La vie est bien différente de Saint-Louis : le Journal de Seine-et-Marne fait état d’une température de -15 degrés à l’hiver 1853. Pauvre curé ! Il abandonne rapidement Carnetin, car il se sent plus utile avec les jeunes détenus.
Il attire la curiosité autour de lui, car il est bien évidemment le premier prêtre africain de la région. Tous les témoignages insistent sur le plaisir que prenait Boilat à raconter son pays natal. Il termine d’ailleurs l’écriture d’Esquisses sénégalaises, ouvrage de référence sur le Sénégal.
D’ailleurs, à Lagny-sur-Marne, ville qu’il aime et dont il refait le plan et recherche l’origine du blason, il offre des objets ramenés du pays pour le futur musée. Son nom est même donné à un nouveau quartier. Selon certains, son affection pour Lagny était due au caractère culturel et bourgeois de la ville, plus en phase avec les valeurs d’un homme « pas fait pour être curé de campagne ».
Après presque quinze ans de dur labeur, il voit le centre de Montévrain fermer, et ses revenus s’amaigrissent au point qu’il lui devienne impossible de vivre ainsi. Le décès du curé de Nantouillet, un peu plus au nord, est une aubaine : il prend sa place, et en profite pour rejoindre le collège de Juilly comme professeur (de grec et de latin), et officier également à l’église de Saint-Mesmes. Il trouve à Nantouillet de meilleures conditions de vie et de travail, qu’il ne quittera plus, après trois quarts de vie faits de longs et difficiles voyages.
L’église de Nantouillet aujourd’hui – collection personnelle
FIN DE VIE ET HÉRITAGE
En 1900, Boilat a 86 ans, et travaille à Nantouillet depuis plus de trente. L’abbé Sénelecque est nommé prêtre auxiliaire : on peut penser que la santé de notre héros du jour est de plus en plus fragile. Il est décrit comme un « petit vieux, tout courbé, tout petit ».
Testament de Boilat, 1901
Si en tant que religieux catholique, Boilat n’avait évidemment pas d’enfant, il semblerait que ses frères et sœurs lui aient donné de nombreux neveux et nièces, puisqu’il leur lègue sa modeste fortune. Je n’ai pas retrouvé leur trace, à l’exception d’un demi-frère, Achille Bonnaire (1818-1881). Celui-ci a eu de nombreux enfants, mais aucun ne paraît avoir atteint l’âge adulte, à l’exception de Lafont Bonnaire (1851-1899), qui s’exile en Guinée, où il aura lui aussi une progéniture généreuse.
Le 19 décembre 1901 à deux heures du matin, Pierre David Boilat meurt chez lui, comme le déclarent ses voisins quelques heures plus tard. Sa mort est mentionnée dans l’almanach de 1902, ainsi que dans La Semaine Religieuse de Seine-et-Marne. Son corps est enterré au cimetière de Nantouillet, où l’on peut lire qu’il fut « très savant et très vénéré ».
Tombe de l’abbé Boilat – collection personnelle
Comme ce fut le cas pour beaucoup de figures illustres ayant quitté leur patrie, David Boilat a été oublié dans son pays natal, avant d’être réhabilité. En 1901, tout le monde ignore son nom, et les élites sénégalaises du XXe ne feront aucun effort pour le faire connaître. Il faudra attendre près de cent ans pour lui rendre hommage à Saint-Louis comme à Gorée.
Dans le nord seine-et-marnais, le cas est différent. Si, grâce à sa tombe remarquable au cimetière de Nantouillet, il reste une trace de son passage, tout le monde l’a oublié, et son nom ne dit absolument rien lorsqu’on interroge les employés de mairie – j’en ai fait l’expérience. Les seules traces d’hommages rendus sont justement sur sa tombe : des plaques laissées par des associations religieuses sénégalaises témoignent de pèlerinages récents, le dernier en 2016.
Tombe de l’abbé Boilat – collection personnelle
Au collège de Juilly, où il avait pourtant donné cours pendant de longues années, il y a cinquante ans déjà, il était difficile de trouver quelqu’un en ayant entendu parler. Yvon Bouquillon et Robert Cornevin, auteurs en 1982 de David Boilat, le précurseur, ne désespéraient pas, et trouvaient un témoin parmi les anciens enfants de chœur du curé de Nantouillet. Arthur Carlier se prêtait au jeu, et décrivait Boilat comme quelqu’un avec « un drôle de cerveau » qui avait « des difficultés pour parler », « bien habillé, propre, mais comme un pauvre », « jamais en colère, jamais d’humeur », qu’on préférait à la sévère gouvernante, Mme Lecomte, mais chez qui on avait peur d’aller car il possédait un boa empaillé.
Portrait de l’abbé Boilat dans David Boilat, le précurseur (Bouquillon et Cornevin, 1982)
Pour conclure, j’observerai que si Pierre David Boilat a été au cœur de controverses et qu’il a été un serviteur plutôt fidèle du colonialisme (plus que ses camarades de promotion), on a surtout gardé le positif, à savoir son œuvre littéraire, et l’image d’un curé de campagne discret et dévoué. Robert Cornevin, en 1982, retenait qu’ « à travers son destin, c’est le Sénégal de la première moitié du XIXe siècle qu’on décrit », et qu’il était un « historien consciencieux, ethnographe probe, homme de foi intelligent et sensible ».
Merci à la personne chargée de l’accueil à la mairie de Nantouillet pour sa disponibilité, en souvenir de notre rencontre ce 30 mars 2023.
LP
Sources :
Archives Nationales
Boilat, David, Esquisses sénégalaises, 1853, conservé aux Archives départementales de Seine-et-Marne
Bouquillon et Cornevin, David Boilat, le précurseur, 1982, conservé aux Archives départementales de Seine-et-Marne
Manioc.org, L’abbé Jean-Pierre Moussa : plus qu’un modèle noir
Santos-Moya, Constance (Geneanet)
[1] La première est utilisée en couverture de David Boilat, le précurseur de Bouquillon et Cornevin, la seconde sur la page wikipédia consacrée à sa biographie.
Une réflexion sur « Un peu de Sénégal en Seine-et-Marne au XIXe siècle : David Boilat »