Cet été, dans la rubrique Passages en Seine-et-Marne, je vous avais parlé de Georges Peignot, célèbre pour ses polices de caractères novatrices et, apparemment, immortelles. J’évoquais en guise de conclusion et d’ouverture un personnage tragique : sa fille Colette, sans rejeter l’hypothèse de développer plus tard un article à son propos. Nous y voilà.
Le non-temps de l’innocence
Colette Laure Lucienne Peignot naît à Meudon le 8 octobre 1903, à deux heures du matin. Sa mère, Suzanne Chardon, y est alors « en résidence », mais elle et Georges Peignot, le père, sont domiciliés à Paris, au 68 boulevard Quinet, dans le XIVe arrondissement. Ils ont déjà trois enfants : Charles, né en 1897 ; Madeleine « Madé », née en 1899 ; Geneviève « Ginette », née en 1900.
Inutile de revenir sur les origines du clan Peignot, car tout est là. Les Chardon sont, pour partie, installés depuis un moment à Paris ; les autres viennent du Lot ou de Picardie.
Les enfants Peignot grandissent entre l’appartement parisien du boulevard Quinet et les diverses maisons de campagne que s’offrent Georges et Suzanne avec leur fortune. Jérôme Peignot, dans d’innombrables textes sur l’histoire de sa famille, évoque souvent une maison à Dammarie-les-Lys (à côté de Melun). Il n’est pas exclu que cette maison, dont je ne trouve aucune autre trace, soit en fait celle de Boissettes, le village voisin, et dont la famille devient propriétaire en 1911.
Colette Peignot au bord de l’eau, toute une histoire – Coll. J.-L. Froissart (1934)
La mort tragique de Georges dans la Somme en 1915 conduit à son « remplacement » par un religieux (l’abbé Marcel Pératé), comme c’est la tendance à l’époque dans les familles bourgeoises privées de leur « chef ». Colette, dans ses journaux intimes, évoquera souvent cet abbé, pour les abus commis par celui-ci sur Madé, sa grande sœur, et peut-être sur Ginette et sur elle-même. Malgré son jeune âge, Colette tente de briser le silence en parlant à sa mère, mais celle-ci, bigote et soucieuse des apparences, fait la sourde oreille.
Cette enfance est également marquée, bien trop tôt, selon ses propres mots, par les morts précoces. Outre, évidemment, la perte de son père, elle est également touchée par celle des quatre frères de celui-ci :
- Robert, de maladie, en 1913
- André, au front, en 1914
- Rémy, au front, en 1915
- Lucien, « renvoyé dans ses foyers » en 1915 par son régiment car il est atteint de la tuberculose. Il meurt dans la maison de Boissettes en convalescence en 1916. D’après Jérôme Peignot, c’est Lucien qui contamine sa propre fille de deux mois, qui ne survit pas, et notre Colette, qui en réchappe miraculeusement.
C’est une enfance « sordide et timorée », pieuse, « écrasée sous les lourds voiles de deuil », écrira-t-elle dans Histoire d’une petite fille.
Le mouton noir (et rouge)
Colette montre, très tôt, qu’elle est douée d’un esprit singulier ; il s’avérera davantage un fardeau qu’une bénédiction. Obsédée par une sensation de vide permanent, frustrée par le temps perdu à chercher de l’énergie, elle est également en proie à une remise en question permanente de ses actes, de ses croyances, de son écriture.
Car la cadette écrit, et c’est même tout ce qu’elle semble pouvoir faire de sa vie. Des poèmes, des journaux intimes (et plus tard des articles politiques) dont l’anarchie de la forme lui permet de s’échapper du cadre bourgeois. Elle se démarque aussi en utilisant son deuxième prénom, Laure (qui lui vient de son arrière-grand-mère, Laure Lenoir), et en s’affranchissant de son nom de famille. Colette Peignot devient Laure – Laure tout court.
« Ce n’est pas maman que je quitte, c’est vous tous »
À peine majeure, elle fuit prison dorée, mère maltraitante et famille étouffante pour la Corse, puis Orléans, où elle manque son suicide. C’est à cette époque (elle a alors 24 ans) que la tuberculose qu’elle a contractée dix ans plus tôt va sérieusement la ralentir dans ses projets : elle passe le plus clair de son temps de sanatorium en sanatorium, dans l’espoir de guérir…
Lorsque la maladie lui laisse un peu de répit et qu’elle retrouve un peu d’énergie, elle poursuit sa quête d’absolu dans l’écriture, dans les hommes et dans la politique. Si ses relations avec les hommes sont toujours brûlantes et dangereuses, son engagement communiste lui vaut autant de défiance et de fantasme de la part de sa famille que de risques pour elle-même, puisqu’en voulant embrasser les conditions de vie extrêmement rudes des paysans moujiks elle finit – encore – à l’hôpital.
Un jardin sur la Seine
J’ai été, au cours de mon enquête, particulièrement intrigué par cette histoire de maison de campagne que j’évoquais dans la première partie, et qui ne se trouve pas loin de chez moi. J’ai eu beau fouiller les registres, les successions, interroger le personnel des Archives, nulle part on ne parle d’une maison à Dammarie, sauf chez Jérôme Peignot. J’ai donc décidé de lui accorder une certaine liberté dans les termes, puisque celle-ci est confirmée ailleurs (Charles, son père est parfois nommé Jacques ; Jean Bernier, le premier amant de Laure, est appelé Rendier).
La maison de Boissettes, elle, est bien réelle.
Achetée par le paternel en 1911, elle est revendue par les héritiers quelques mois avant la mort de Laure, en 1938. Cependant, sur les quelques documents que j’ai pu trouver, pas d’adresse précise… Les indices sont plutôt dans la littérature : celle de Laure et celle de Jérôme s’accordent sur la taille non négligeable du bien et du terrain, mais évoquent surtout le fait que celui-ci… donne directement sur la Seine. Voilà qui pourrait faire notre affaire.
Boissettes est une toute petite commune en périphérie de Melun. Sur son plan, on peut voir que le champ de recherches est limité : une seule rangée de maisons est en bord de Seine ! Je déboule donc au volant de ma superbe C1 couleur crème dans la rue Brouard, et descends la rue Paul Gillon à pied. J’identifie facilement le jardin de ce qui a pu être la demeure des Peignot : entre les statues dans le jardin et les colonnes romaines pour soutenir l’édifice, on a immédiatement l’idée de faste décrit par Laure. Tout ça n’est pourtant pas d’époque, mais sans aucun doute l’œuvre de Florence Ponthaud-Neyrat, la sculptrice qui occupe les lieux aujourd’hui.
La vue depuis le jardin Peignot (2023) – collection Spyridon Généalogie
Une seule issue
Le retour de Laure à Paris s’accompagne d’une rupture de plus en plus définitive avec sa famille, mais aussi d’une relation paisible avec Boris Souvarine, un des fondateurs du PCF, grand critique du stalinisme. Elle écrit dans La Critique sociale sous le pseudonyme « Claude Araxe ».
Seulement, l’accalmie ne dure pas, car elle rencontre le bien moins sage Georges Bataille, pour qui elle quitte Souvarine, et ils mènent une vie de débauche et de yo-yo sentimental. Laure se gave de médicaments, à la fois pour la tuberculose mais aussi sur prescription de son psychiatre. Elle finit sa courte vie dans une chambre miteuse louée par Bataille à Saint-Germain-en-Laye. Comble de l’ironie sordide, sa mère lui impose un prêtre pour son agonie.
Laure et Georges Bataille (à gauche) – Mediapart
Sans enfant, son héritage littéraire reste entre les mains de cette famille avec qui les relations furent si complexes – mais pas toujours dénuées de sentiments.
Parmi ses douze neveux et nièces, qui l’ont connue dans leur enfance, Jérôme Peignot se distingue par une dévotion absolue à l’œuvre de « sa » Laure. Il s’est battu (contre son propre père, notamment, qui s’érigeait en gardien du silence) pour faire republier ses textes (déjà publiés sous le manteau, juste après la mort de Laure, par ses amis Leiris et Bataille) et ne manque pas, dans chaque préface, de rappeler le feu qui l’anime en ravivant celui de l’existence de Laure, ni d’affirmer qu’elle est, pour lui, une mère imaginaire, tant il se sent plus proche de sa personnalité que celle de sa propre génitrice (la célèbre actrice Suzanne Rivière).
Cette relation imaginaire et fantasque mériterait un article à elle seule ! En tout cas, c’est grâce à Jérôme que le nom (et surtout le prénom) de Laure est encore présent aujourd’hui.
Spyridon
Sources complémentaires :
Laure, Ecrits de Laure, 1971
Laure, Ecrits retrouvés, 1987
Laure, Une Rupture, 1934 (Correspondances), 1999
Marie-Odile Kirchhoffer (Généanet)