Portrait d’un faiseur de lettres, dont le travail a laissé une empreinte indélébile, encore visible dans notre quotidien
Helvetica, Times New Roman, Arial, Verdana, Garamond… ces noms ne vous sont sans doute pas étrangers. Mais avant d’être une liste de choix dans nos traitements de texte, ces polices ont parfois une histoire singulière. Revenons sur la vie courte et tragique d’un de ces maîtres de la typographie.
Une voie déjà tracée
Le 10 janvier 1865, à onze heures du matin, l’ingénieur diplômé des Arts et métiers Gustave Charles Peignot, né à Fontainebleau, 26 ans, épouse la Parisienne Marie Zélie Laporte, 17 ans, qui vit Place Dauphine avec ses parents. Lui est d’une famille d’artisans, principalement de Nancy et de Fontainebleau. Elle a des ancêtres à Moulins, à Versailles, en Haute-Marne, et en Belgique. Parmi eux, des gainiers, tailleurs, mais aussi un directeur d’usines à gaz, Jean-Baptiste Menut.
Depuis neuf ans, Gustave codirige la fonderie de caractères de Pierre Leclerc, grand pionnier dans ce domaine. En effet, Clémentine Dupont de Vieux Pont, la mère de Gustave, a repris l’entreprise, en tant qu’amie de la veuve de Leclerc. En 1865, la fonderie est même vendue aux Peignot, et prend bientôt le nom « G. Peignot ».
Gustave Peignot – Monique Willemin (Geneanet)
Gustave et Marie Zélie ont huit enfants :
- Jane, en 1866
- Robert, en 1868
- Baptistine Julia, en 1869
- Georges Louis Jean-Baptiste, le 24 juin 1872
- André Maurice, en 1878
- Suzanne, en 1881
- Gustave Lucien, en 1884
- Rémi Luc, en 1888
Georges est envoyé au collège Chaptal, boulevard des Batignolles. L’établissement pour garçons, bâti récemment et assez unique, spécialise les élèves dans les métiers du commerce et de l’industrie. Il poursuit son apprentissage chez son parrain, Émile Faconnet, maître tailler-doucier à Paris, puis passe brièvement à l’École des Arts-Déco, avant de finir sa formation en Allemagne : à Leipzig, puis à Hambourg, où il découvre les ficelles de sa vocation.
Il revient en France pour y faire son service : on apprend alors, grâce au registre matricule, qu’il vit au 68 boulevard Edgar-Quinet (XIVe arrondissement), chez ses parents. Il est châtain, aux yeux bleu clair, le visage ovale, et mesure 1m70. Il est brigadier, puis maréchal des logis, principalement au 9e régiment d’artillerie.
Le petit prodige
À son retour de service, il épouse la fille d’un taille-doucier, chargé des impressions de la Chalcographie du Louvre. Il rentre également dans l’entreprise familiale, où il est chargé de la gestion des nouveaux caractères, et de la création des nouvelles polices : une aubaine, puisqu’il va se montrer particulièrement doué dans l’exercice.
À peine aguerri, Georges fait une rencontre décisive : Eugène Grasset, qui lui confie sa création, un jeu de caractères qui va faire la fortune de l’entreprise Peignot. Il est déposé sous le nom Grasset le 7 octobre 1897, et le premier livre imprimé avec ces caractères sort à peine un an plus tard : Les Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux, un recueil de chansons de geste du Moyen-Âge.
Un jeu de caractères Grasset – lucdevroye.org
Le destin de l’entreprise, florissante, va encore basculer prochainement. Gustave, le père, se sentant en bout de course, règle les détails de sa succession de celle de « G. Peignot » : il transforme le nom en « G. Peignot et fils », et en fait une affaire familiale, avec des parts distribuées à chacun des enfants. Georges est récompensé de son travail en étant nommé cogérant aux côtés du paternel jusqu’à sa mort. C’est à la même époque qu’il rencontre Georges Auriol, à qui il commande un caractère de style Art nouveau. Le 11 octobre 1899, il va déposer La Française légère, conçue par Auriol, et en lancer la gravure.
Suite logique, lorsque Gustave Peignot s’éteint, le 21 juin 1899, Georges devient seul gérant de « G. Peignot et fils » ; Robert, l’aîné des garçons, devient chef de fabrication ; Charles Tuleu, mari de Jane, la fille aînée, rejoint les deux autres en tant que membre du conseil. La société est alors en plein boom, grâce aux retombées du succès du Grasset : Georges Peignot obtient la reconnaissance de toute la profession, est nommé trésorier de leur chambre syndicale, et commence à être plagié. Qu’importe, puisqu’il est désormais tout en haut.
Bulletin de l’Imprimerie, volume 5, 1883
Les succès s’enchaînant, la firme quitte le boulevard Quinet, devenu obsolète, et les Peignot achètent un terrain au coin des rues Cabanis et Ferrus, à l’autre bout de l’arrondissement. Confiant de ses succès récents, Georges se lance, contre l’avis des autres, dans la police fantaisie, qui s’oppose aux polices de labeur (Didot, Garamond…). Il prend des risques, car il ne veut plus qu’on « s’ennuie » ; il préconise même, pour les polices de labeur, une typo : corps différents, italique, vignettes, ornements… Jusqu’au-boutiste, il propose même, finalement, des ornements aux polices fantaisie.
La chute
Si les premières années du siècle qui s’ouvre sont encore couronnées de succès, avec la sortie du Spécimen, un catalogue des polices et des caractères à destination des imprimeurs, d’un grand esthétisme, et l’ouverture de la nouvelle usine de la rue Cabanis, les suivantes seront douloureuses. En effet, si la réussite est toujours au rendez-vous – le Grasset s’est essoufflé, mais le Cochin a donné un second souffle aux finances de l’entreprise – Georges en profite peu. Tourmenté par sa famille, qui le met de plus en plus à l’écart à cause des manœuvres de la mère, il est déprimé, faible, et craint la mort de son artisanat à cause d’innovations technologiques difficiles à suivre. Il se consacre à la modernisation d’une police du XVIe siècle, le Garamond : ce travail ne sera présenté qu’après sa mort, et connaîtra un grand succès durable.
Le premier drame survient le 14 juin 1913 : Robert Peignot, de santé fragile, meurt de maladie à seulement 45 ans. Et la guerre ne va rien arranger, puisque le capitaine André Peignot est tué d’une balle dans le cœur dans la Bataille de la Somme le 26 septembre 1914. Pendant ce temps, Georges est mobilisé, mais loin du front, car il en a dépassé l’âge. Il force cependant son destin, en demandant à intégrer le 23e régiment d’infanterie coloniale, celui de son frère sacrifié.
A la fin du printemps 1915, il apprend la mort de son plus jeune frère, Rémi, artiste-peintre, à Carency, dans le Pas-de-Calais, alors qu’il se trouve sans doute à quelques kilomètres de là avec son bataillon. Georges sait qu’il ne va peut-être pas rentrer chez lui, qu’il ne verra peut-être pas le bout de cette foutue guerre, mais le veut-il vraiment ? En tout cas, il règle ses affaires, et transmet ses pouvoirs chez « G. Peignot et fils » à son cousin Henri Menut. Le 28 septembre, alors qu’il crie, selon la légende, « En avant ! » à ses hommes, Georges Peignot est atteint d’une balle au milieu du front, et tombe au champ d’honneur.
Fiche de Mort pour la France de Georges Peignot – Mémoire des Hommes
Pendant un mois, on ne sait pas si Georges est mort ou vif, puis son corps est retrouvé, et enterré à Fontainebleau, décoré de sa croix de guerre et de médailles militaires.
Lucien sera le dernier des quatre fils Peignot, ces fils que le patriarche avait tenu à inscrire dans le nom même de sa compagnie, à tomber, le 24 juin 1916, alors en convalescence près de Melun. Sur sa fiche, il est écrit sans détour : « fatigue générale, dépression nerveuse imputables au service ». Il semblerait qu’il était atteint de la tuberculose.
Héritage
En 3 ans, la famille a été diminuée de moitié. La vieille mère ne tarde pas non plus à s’éteindre, et « G. Peignot et fils » ne fait plus qu’illusion. Avant de disparaître, la veuve Peignot ne manque pas de saupoudrer de nouvelles tensions, en imposant aux survivants de verser un capital au principal concurrent, qui n’est autre que Charles Tuleu, le mari de l’aînée, Jane Peignot. Celui-ci détient la fonderie Deberny, du nom de son père adoptif. « G. Peignot et fils » devient ainsi « Deberny et Peignot ». Ses techniques sont désormais archaïques, comme le pressentait Georges, et sa gestion de plus en plus fébrile. L’entreprise disparaît définitivement dans les années 1970.
Si le nom de Georges Peignot est aujourd’hui majoritairement oublié, à l’époque, il fait parler. Louis Barthou, ancien Président du Conseil, écrit en 1916 : « apprécier son intelligence active et ouverte, impatiente d’initiatives, la droiture de son caractère ferme et loyal, sa passion frémissante et réfléchie pour le noble métier auquel il avait voué sa vie ». Georges Lecomte, directeur de l’École Estienne, dit en 1918 de Georges et de son frère Lucien : « Les frères Peignot avaient conquis l’affectueuse estime de tous les industriels du Livre ». En 1922, les poinçons d’époque, ainsi que le buste en bronze de Gustave Peignot, sont exposés dans l’immeuble de l’Imprimerie nationale.
Georges Peignot laisse une veuve, Suzanne Chardon (1876-1962), qui gardera l’habit de deuil pendant près de cinquante ans, et trois enfants :
- Charles Peignot (1897-1983), qui tentera de faire survivre la fonderie en tant que directeur artistique dévoué et reconnu. Il est chevalier de la Légion d’honneur. Il a trois enfants avec la cantatrice Suzanne Rivière, dont Jérôme (toujours vivant !) et Rémy, tous deux spécialistes de la typographie.
- Madeleine Peignot (1899-1944), qui eut sept enfants avec le pétainiste invétéré Michel Froissart, avant de mourir de la tuberculose. Son fils Jean-Luc devient la mémoire de la famille.
- Geneviève Peignot (1900-1993), infirmière
- Colette Peignot (1903-1938), la plus célèbre d’entre eux, qui, marquée par les drames familiaux, rompra avec le clan. Elle vit librement (et dissolument), fréquente des intellectuels (dont Georges Bataille), des communistes, et devient une écrivaine torturée, mais non publiée de son vivant. Colette meurt pauvre et gavée de médicaments, des séquelles de la tuberculose, à 35 ans.
Colette « Laure » Peignot – collection JL Froissart
Après les mots
Pour ne pas (trop) vous assommer, j’essaie de donner aux articles une taille raisonnable. Pourtant, il y aurait encore des choses à creuser, notamment les relations très conflictuelles au sein du clan Peignot. Toutefois, l’écriture de cette histoire m’a surtout donné envie de lire la vie et les manuscrits de Laure. Peut-être pour un nouvel article? Qui sait…
Sources complémentaires
Bulletin administratif n.8 et 9, août-septembre 1913, pp. 955-958, sur http://clio.ish-lyon.cnrs.fr/patrons/AC000009718/AC000009718Doc2459.pdf
Froissart Jean-Luc, L’or, l’âme et les cendres du plomb. L’épopée des Peignot, 1815-1983, 2005.
Une réflexion sur « Georges Peignot, homme de caractères »