14 mai 2024
Dieppe - sunset - coucher de soleil

En terre Hélène

Au cœur d’une enquête familiale, au gré de ses changements de cap, et toujours en quête de réponses

Le projet de cet article était de revenir un peu plus en profondeur sur l’histoire des Grecs de Corse, comme déjà évoqué dans un de mes premiers articles, à travers l’histoire d’Hélène Papadacci, mon arrière-arrière-grand-tante, disparue un 3 juin. Les pulsions perfectionnistes étant difficiles à éteindre, j’ai passé du temps à tenter d’étoffer mon article en glanant ici et là des informations que je n’avais pas au départ. Finalement, le récit s’est transformé en enquête.

QUAND MÊME UN PEU DE CONTEXTE

Origines : chez les Grecs, mais pas que

Le nom Papadacci ne trompe pas : Hélène est originaire des vieilles familles d’Oitylo, au sud de Kalamata, dans le Péloponnèse, qui ont changé leur nom lorsqu’ils ont fui les ottomans pour s’installer en Corse (comme le raconte si bien Elie Papadacci) et y fonder Paomia et Cargèse, la seconde étant toujours debout aujourd’hui. On trouve, dans l’arbre paternel d’Hélène, des Papadacci évidemment, mais aussi des Garidacci, Drimaracci, Regazzacci, Damilacci, Coti, qui ont tous la même histoire. Les mariages ont souvent été contractés entre Cargésiens, mais il y a toujours une exception pour confirmer la règle :  Elia Drimaracci, notre ancêtre, a épousé à la fin du XVIIIe Celestina Versini, une descendante en ligne directe des grandes familles corses, Leca, Colonna, Cinarca…

Chez la mère, le nom fleure davantage le terroir : Cailly. Et en effet, le grand-père d’Hélène, Auguste Cailly, a la quasi-exclusivité de ses ancêtres concentrés entre Pogny, Marson, et Francheville, trois villages limitrophes de la Marne, à 15 kilomètres au sud-est de Châlons. Et la grand-mère, alors ? La grand-mère s’appelle… Dracacci ! Encore une Cargésienne ! Le grand-père d’Hélène, militaire, l’a rencontrée et a promis de l’épouser alors qu’il était en mission à Ajaccio…

Arbre simplifié des origines d’Hélène Papadacci – Spyridon Généalogie ©

Premières douleurs

Hélène est née le 10 octobre 1902 à Morsott, en Algérie, tout près de la frontière tunisienne, et à une trentaine de kilomètres au nord de la grande ville de Tebessa. Ses parents sont Michel Papadacci, ancien cultivateur en Corse devenu brigadier de la voie puis chef poseur pour The Constantine Phosphate, 38 ans, et d’Anaïs Cailly, 29 ans. Ils vivent près du gisement de phosphate d’Aïn-Dibba, qui fait partie de la commune de Morsott.

La famille est déjà composée de Pierre-Nicolas, 9 ans ; Auguste, 7 ans ;  Jean, 5 ans, et Stamate, que tout le monde appellera Marthe, 2 ans. Il y aura une petite dernière, Marie-Françoise, née en 1906.

Avec la Première Guerre mondiale surviennent les premiers traumatismes : les trois frères, tout juste en âge de partir, sont envoyés au combat. Si Jean trouve le moyen de retarder l’échéance (en étant « ajourné pour faiblesse », jusqu’en avril 1918), les deux aînés vont risquer leur vie, et c’est Pierre-Nicolas qui va en payer le prix. En novembre 1915, âgée de 12 ans, Hélène apprend la mort de son grand frère, disparu dans le torpillage du cargo Le Calvados, qui transporte les militaires sur la Méditerranée entre Marseille et Oran, par un sous-marin allemand. Bilan : une cinquantaine de survivants sur plus de huit cents passagers.

The Cornell Daily Sun du 15 novembre 1915

Le caporal Auguste Papadacci et le soldat de deuxième classe Jean Papadacci rentrent de la guerre sains et saufs, sans savoir qu’ils seront remobilisés plus tard, à presque quarante ans.

Le ciel, c’était l’horizon

La vie continue toutefois, et l’horreur laisse la place au temps des amours. Et c’est à la mine que tout le monde va trouver son bonheur. En janvier 1921, la famille déménage ensemble à Rouina, car les garçons vont y travailler ensemble aux mines de fer. Michel est chef poseur, Auguste électricien, Jean soudeur : ils y côtoient les frères Rehm, les frères Chevret, et le vieux Romain Balazun. Les sœurs Papadacci épousent les collègues de leurs frères, et Auguste la belle-sœur de son chef d’équipe.

Chacun a maintenant sa propre famille, et la fratrie commence à se disperser. Auguste part au Maroc avec Blanche, ses enfants, et la famille Balazun. Jean part à Bône avec sa femme, Aurore Vaccargin, originaire de Sardaigne. Les filles sont seules pour soutenir leurs parents, tant bien que mal car personne n’est bien riche. Le père vit chez Stamate jusqu’à sa mort en 1940, tandis que la mère est logée chez Marie-Françoise (et meurt en 1950).

Mines de fer de Rouina (Algérie) – dossier conservé aux Archives nationales du monde du travail

Le drame

1957.

C’est n’est pas encore officiellement l’été, mais il fait déjà bien chaud sur Alger. Chaud, car il fait encore plus de 25 degrés au thermomètre, à l’heure de la sortie des bureaux. Chaud, aussi, le contexte politique, tendu comme jamais, entre le FLN et l’armée française, à coups d’attentats et d’arrestations massives.

Hélène a – déjà – 55 ans. Elle est de la génération des femmes qui travaillent ; pour sa part comme employée de bureau, rue Sadi-Carnot. Son mari René est toujours électricien, même si les mines ont fermé ; il travaille maintenant pour EGA (Électricité et Gaz d’Algérie), dont la plupart des employés rapatriés seront recasés à EDF. Ses enfants sont grands, même si elle les a eus sur le tard.

C’est d’ailleurs Marcelle, sa fille de 24 ans, qui vient la chercher tous les jours au travail, après avoir fini le sien. Aujourd’hui, Marcelle est en retard. Tant pis, Hélène prendra le bus toute seule.

Hélène rejoint les agglutinés qui attendent le bus qui les ramènera chez eux. Aucun d’eux ne sait qu’il ne rentrera pas chez lui ce soir ; d’ailleurs, ils n’auront même pas le temps de monter dans le bus.

Presse algérienne le lendemain du drame

Quand Marcelle arrive enfin, elle ne trouve pas sa mère. Elle ne reconnait pas la rue, d’ailleurs. Sur les coups de 18h30, quatre bombes planquées dans des lampadaires ont explosé près des arrêts Grande Poste, Agha et Moulin. Il y a quatre-vingt-douze blessés, majoritairement des femmes, dont trente-trois devront être amputés. Huit morts finalement, dont trois enfants. Hélène est parmi les cinq adultes frappés par le sort. La nouvelle se répand, peu à peu, à travers l’Algérie, et même jusqu’à Casablanca, aux oreilles d’Auguste.

SUR LES TRACES DES REHM

J’ai voulu poursuivre après la mort d’Hélène. Savoir ce qu’étaient devenus les survivants, et savoir qui ils étaient. D’abord un petit topo sur la fratrie, du moins concernant ceux qui sont toujours en vie en 1957 :

  • Auguste Papadacci a eu 5 enfants avec Blanche, dont mon arrière-grand-mère. Les trois premiers sont nés en Algérie, à Rouina, les deux autres à Casablanca, où ils vivent tous. À partir de 1959, la famille commence à gagner la métropole, à Pau pour les aînés, à Toulouse pour les autres. Auguste et Blanche meurent à Pau en 1969 et 1975. Ils sont enterrés au cimetière de Lons.
  • Jean Papadacci disparaît des registres après la Seconde Guerre mondiale, à laquelle il participe (encore) peu. Il se retire à Zerizer, un village de vignerons siciliens, près de la frontière tunisienne, où il s’occupe du matériel et des chevaux.
  • Stamate Marthe Papadacci et Henri Rehm atterrissent d’abord dans le Midi, puis à Paris, sans doute au début des années 60, avec leurs trois filles, dont deux sont employées à EGA. Henri meurt en 1979, Marthe en 1999, un mois avant son centième anniversaire.
  • On trouve Marie-Françoise Papadacci et Albert Chevret à Narbonne, avec leurs deux enfants. Ils meurent tous deux dans les années 80.  

Hélène laisse derrière elle un veuf, et donc au moins une fille, Marcelle. J’ai quelques pistes concernant éventuellement d’autres enfants, grâce à l’INSEE, mais je n’ai pas pu les confirmer. D’autant que ma source familiale la plus proche et la plus fiable n’a évoqué que Marcelle lorsque j’ai eu la chance de l’entendre conter l’histoire des Papadacci en Algérie.

Nous avons donc René Lucien Rehm, 51 ans, et Marcelle… Quel âge a Marcelle ? Le mariage de René et Hélène peut être un indice, puisqu’il ne survient qu’en 1932. Et cela corrobore avec ces quelques lignes qu’on peut trouver dans L’Écho d’Alger :

L’Écho d’Alger du 8 juillet 1934

D’après mon conteur, elle aurait épousé en Algérie un certain Jean-Claude, douanier, originaire de Normandie…  mais dont on a perdu le nom de famille. La tuile ! Je dois donc faire sans.

On peut raisonnablement penser que René et Marcelle ont quitté l’Algérie au plus tard en 1963, puisque c’est en octobre de cette année qu’est déplacé le corps d’Hélène en métropole, au cimetière parisien de Bagneux, où ont depuis été enterrés Henri et Stamate.

Bagneux (Hauts-de-Seine, France) – Registres journaliers d’inhumation | 26/08/1963 – 22/10/1963

Il est indiqué sur le registre d’inhumation qu’elle a été déplacée une deuxième fois, à Neuville-lès-Dieppe, le 7 mai 1985, ce qui correspond à la mort de René, décédé à l’hôpital de Dieppe. Difficile d’aller plus loin sans aller voir de ses propres yeux. Alors, en route !

J’irai voir leur Normandie

Deux jours sur le terrain, ce fut court mais intense. Il fallait optimiser son temps, afin d’interroger et d’observer le plus possible, oreilles et mirettes aux aguets. J’ai été bien aidé, d’abord, par la mairie de Neuville, qui m’a aidé à trouver la tombe, et sorti l’acte de décès de René.

Tombe de René Rehm et Hélène Papadacci, au cimetière nouveau (Neuville-lès-Dieppe)

Là, des indices : le caveau pour cinq a encore de la place pour trois, puisque seuls les corps d’Hélène et de René y reposent. Voudrait-ce dire que Marcelle est toujours en vie, ou bien est-elle enterrée ailleurs (avec le fameux Jean-Claude) ? On remarque aussi… des fleurs, plutôt fraîches. Des amis d’il y a quarante ans, ou de la famille encore dans le coin ? En tout cas, cette tombe n’est pas tombée dans l’oubli. C’est maigre et ça n’apporte pas d’informations concrètes, mais c’est un motif d’espoir : il y a quelqu’un sur cette Terre, et peut-être sur Dieppe, qui a connu ceux que je cherche, ou leurs descendants.

Voilà tout ce que j’ai tiré, pour le moment, de cette visite. La prospection n’a pas donné grand-chose, malgré les pistes proposées par la vendeuse de Conserveries et Terroirs, généalogiste en herbe et très sympathique, qui auraient nécessité de rester plus longtemps en Seine-Maritime – mais j’y ai gagné un pâté.

Alors, désormais, comment retrouver des descendants, des cousins qui auraient connu nos disparus ? Les annuaires et l’INSEE n’apportent rien de bien précis (trop de résultats, aucun qui colle géographiquement), les bases généalogiques n’ont plus rien à m’apprendre. J’ai visé les réseaux sociaux, mais n’ai pas encore eu de réponse satisfaisante. Et la mairie de Dieppe, contrairement à celle de Neuville, semble tout sauf disposée à me venir en aide…

CONCLUSION ET SUITES

Il reste encore un certain nombre de pistes à explorer, mais celles-ci dépassaient les délais de publication de l’article : il faut en général trois semaines pour obtenir des actes d’état civil, et encore davantage si je voulais, par exemple, obtenir le registre matricule de René. J’en ai fait la demande, mais ce sera pour un prochain article, ou simplement pour moi.

J’aimerais interroger des descendants de neveux et nièces, mais Pierre-Nicolas et Jean n’ont pas eu d’enfants ; Stamate a eu trois filles, dont je n’ai pas encore retrouvé les maris ; je n’ai pas pu rentrer en contact avec les descendants de Marie-Françoise ; enfin, la branche d’Auguste étant la mienne, j’ai pu mener mon enquête, mais les survivants n’ont pas connu la famille d’Hélène, puisqu’ils n’étaient pas dans le même pays.

Enfin, au moment de boucler, j’ai retrouvé ce faire-part de décès paru dans L’Écho d’Alger du 12 décembre 1940. Celui-ci annonce la mort de Michel Papadacci, le père d’Hélène, dont on connaissait déjà la date, mais pas seulement. Comme tout bon faire-part, il dresse une liste des proches, de façon non pas scientifique comme un généalogiste peut le faire avec des degrés de parenté, mais avec des données beaucoup plus subjectives, qui deviennent intéressantes afin de savoir qui était réellement proche des Papadacci.

L’Écho d’Alger du 12 décembre 1940

Puisqu’on connaît déjà les Rehm et les Chevret, on se tournera vers les cousins Audrino et Pesci, les descendants des neveux de Michel Papadacci. Mais ce sera pour une prochaine fois, car je manque de temps et que l’article est déjà trop long !

En tout cas, cette histoire m’aura amené à creuser beaucoup de sources différentes, et des nouvelles façons de travailler. Tant mieux !

LP

Une réflexion sur «  En terre Hélène  »

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