J’avais déjà évoqué, à plusieurs reprises, mes ancêtres grecs, leur exil forcé, et la trajectoire de leurs descendants. Aujourd’hui, à l’occasion de l’anniversaire de celle qu’on appelle ma quinquisaïeule (l’arrière-grand-mère de mon arrière-grand-mère), je vous raconte une histoire singulière, celle de deux êtres que rien ne prédestinait à se rencontrer, et qui sont pourtant mes ascendants.
A priori sans histoire
Le 6 décembre 1842, dans la Marne, un village rural de près de 250 habitants : Francheville, aussi appelé par le passé « Francheville-sur-Moivre ». C’est là que voit le jour, à l’heure du déjeuner, Auguste Antoine Nicolas Cailly. Un jour pas comme un autre pour la commune : c’est la dernière des cinq naissances de l’année !
Auguste est l’avant-dernier de la fratrie : Jean-Baptiste a huit ans, Eugénie six ans, Mathilde cinq ans, Denise un an. Il ne connait pas sa sœur Almodie, qui est morte en février, peu avant de fêter ses trois ans. Trois ans plus tard, le petit dernier, Ernest, viendra compléter la famille.
Les parents sont Charles Cailly, un cultivateur devenu propriétaire, et Joséphine Caillette, qui a délaissé la terre pour devenir la sage-femme du village, et sans doute des villages alentour. Leurs ancêtres sont installés dans la région depuis des lustres, à Francheville mais aussi à Marson, Pogny, Courtisols…
Situer Francheville – Spyridon Généalogie (avec MyMaps)
Auguste marche dans les pas de son grand-frère, sous-officier de l’armée napoléonienne et qui a potentiellement combattu en Crimée, en Chine, au Viêt Nam (Cochinchine), en Italie, au Mexique, en Corée et lors de la guerre franco-prussienne. Auguste, trop jeune pour participer à la majorité des conflits, a peut-être été au Mexique, en Corée, et a surtout participé à la guerre franco-prussienne. Les filles se marient à Francheville, mais Mathilde et Denise, une fois veuves, iront vivre un temps à Paris. Ernest, le benjamin, reste aider son père aux travaux agricoles.
Entre deux batailles, Auguste profite de sa jeunesse : on l’apprend malheureusement à travers une affaire sordide dans laquelle il est entendu comme témoin, une femme et son amant ayant été assassinés par un mari jaloux. Pourquoi témoin ? Parce qu’il était un autre de ses amants !
Une identité à défendre
À près de mille kilomètres de Francheville se trouve Cargèse, un village du littoral corse, et pas n’importe lequel. Celui-ci a été fondé par les Grecs d’Oitylo, qui avaient trouvé refuge sur l’île de Beauté en 1676, lorsqu’ils avaient dû fuir les montagnes maniotes, cernés par les Ottomans. Les chefs de famille grecs, à leur arrivée en Corse, ont modifié leur nom pour s’intégrer. Ainsi, Papadaky est devenu Papadacci, Bolimakos est devenu Voglimacci, Dragakos est devenu Dragacci, parfois Dracacci.
On peut ainsi lier Michel Dragakos, un des soixante-dix chefs de famille débarqués sur la plage corse le 14 mars 1676, à la petite Veneziana Dragacci, née le 22 novembre 1849. Elle est la première enfant de Teodoro « Vovro » Dragacci, un cultivateur de Cargèse, et de Stamata Ragazacci. Viendront ensuite Polymeno (1852), Hélène (1854), Étienne (1857), avant que la famille ne déménage pour Ajaccio. Là naîtront Marie (1859), Élie (1862), Argerine (1867), morts tous les trois en bas âge ; ainsi qu’Élie (1864), et Dimo (1870) ; ils accueillent également la petite Marie Grimaldi « en nourrice ». La famille habite la Maison Porri, rue Fesch, qu’elle partage avec une dizaine d’autres familles.
En 1872, Veneziana, qui a appris la couture, a vingt-deux ans et est en âge de se marier afin de quitter sa maison et sa famille. Si celle-ci était restée à Cargèse, elle aurait sans doute épousé un « Grec de Corse », un homme de sa communauté. À Ajaccio, celle qu’on appellera plus tard Vénitienne a davantage le choix…
Roméo + Juliette
À Aghjacciu, comme on l’écrit parfois sur place, on trouve, après la défaite napoléonnienne contre la Prusse, les derniers soutiens à l’Empereur déchu. Des manifestations ont lieu pour empêcher la destitution des maires en place. Ces événements ont-ils un lien avec la présence de « l’ancien militaire » Auguste Cailly, sans doute aux premières loges lors des dernières grandes batailles des troupes françaises ? Les éléments actuellement en notre possession ne nous permettent pas d’en attester, et il faudrait faire le voyage à Châlons (aux archives départementales) pour creuser son parcours militaire.
En tout cas, il vit bien dans la plus grande ville de l’île lorsqu’il épouse, le 6 janvier 1872, la jeune Veneziana Dragacci, âgée de vingt-deux ans. Lui en a vingt-neuf. Il s’est reconverti dans la boulangerie, elle fait des ménages. Ils s’installent Maison Campi n°8, qu’ils partagent avec les familles Martinetti et Benedetti. Ils ne resteront pas longtemps sous le soleil insulaire.
Le port d’Ajaccio en 1888 – France Bleu
En effet, et contre toute attente, c’est à Châlons-en-Champagne qu’on retrouve le jeune couple quelques années plus tard, à quinze kilomètres du village natal d’Auguste. Il renoue avec sa famille tandis que Veneziana quitte la sienne. Rue Saint-Loup, où ils vivent désormais, l’été 1874 s’avère peu joyeux : Charles, le père d’Auguste, meurt à 73 ans, un mois avant la naissance d’Hélène, leur premier enfant. Malheureusement, elle ne vit que deux mois.
Un an et demi plus tard, le 16 février 1876, vient une nouvelle petite fille, qu’ils prénomment Anaïs, et qui se porte bien. Auguste devient tailleur d’habits.
L’heure pour la famille Cailly-Dragacci de se poser, enfin ?
Une de perdue, une de retrouvée
En 1874, des familles de Cargèse sont envoyées dans le Nord-Est algérien pour peupler la région de Mila. Les rites et coutumes importés par les Grecs à Cargèse perdurent dans le nouveau village de Sidi-Mérouane, qu’ils bâtissent de leurs mains comme ils avaient bâti Paomia et Cargèse. Les maisons sont construites sur le même modèle. Entre 1875 et 1877, d’autres familles cargésiennes vont venir peupler le village, avec ses figuiers de barbarie, ses lentisques, ses fièvres paludéennes, ses criquets et sa pauvreté.
Théodore Dragacci, bien que résidant à Ajaccio avec sa famille, est toujours un vrai Cargésien. Il est envoyé de l’autre côté de la mer dès 1875 avec Stamata et cinq de leurs enfants. Seule manque à l’appel Veneziana, puisqu’elle vit à Châlons. Et pourtant…
Vue sur l’Oued-el-Khébir depuis le village de Sidi-Mérouane – Vitamine DZ
Dès 1879, on retrouve la famille réunie, avec un petit nouveau, prénommé Théodore. Ce blondinet aux yeux marron est le petit frère d’Anaïs, et le premier fils d’Auguste Cailly et de Veneziana. Elle a retrouvé sa famille, et Auguste de nouveau quitté la sienne. Comme un éternel recommencement, qui toutefois prend fin ici : Auguste ne reverra jamais sa mère ni ses frères et sœurs.
On remarque que même les choix des prénoms des enfants se font au gré des déplacements : Anaïs, née à Châlons, porte le deuxième prénom de la mère d’Auguste. Théodore, puis les deux derniers enfants du couple, Polymène et Stomata, sont prénommés comme leur grand-père (Teodoro), oncle (Polymeno) et grand-mère (Stamata) côté cargésien.
Diagnostic approximatif
Les générations se succèdent. La famille a déménagé à Sigus, à quatre-vingts kilomètres au sud-est de Sidi Mérouane. En 1892, Anaïs a déjà vingt ans, et épouse un Cargésien, Michel Papadacci, à Ouled Rahmoune, le village voisin. Ce n’est pas un étranger : son père, Nicolas Papadacci, jouait sûrement dans les rues de Cargèse avec Teodoro Dragacci (le grand-père d’Anaïs) près de soixante-dix ans plus tôt. Anaïs et Michel ont leur premier enfant, Nicolas, le 27 janvier 1893. C’est désormais une famille à quatre générations, puisque Teodoro et Stamata sont toujours bien portants malgré la traversée de la Méditerranée, malgré les conditions précaires, malgré les maladies.
Seulement voilà : pas épargnée par les précédentes, l’Algérie subit de plein fouet la cinquième épidémie mondiale de choléra, chiffrant jusqu’à trente-trois mille décès. Sigus est-elle touchée, et, par incidence, la famille Cailly ? Le 19 octobre, à vingt heures, le médecin Adrien Bossion vient constater le décès de la petite Stomata, qui n’avait pas encore fêté ses huit ans. Il revient le lendemain pour confirmer celui d’Auguste Cailly, à vingt et une heures. Il est extrêmement tentant de rapprocher les deux – l’épidémie qui sévit et les deux morts dans la même maison en pas loin de vingt-quatre heures – et pourtant, le doute subsiste : Stomata et Auguste sont deux des quatre décès recensés à Sigus en 1893, et les deux seuls pour lesquels on a fait intervenir le médecin, et pas seulement le garde-champêtre.
État civil de Sigus, 1893 – ANOM
La vie continue pour ceux qui restent : Michel, le mari d’Anaïs, travaille à la mine, comme Théodore et Polymène. Ils font des enfants qui s’appelleront, pour la plupart en hommage à leurs aînés, Auguste, Jean, Stamate, Hélène, Marie-Françoise, Vénitienne, Augustine, Louise, Rose, et France.
Veneziana Dragacci vit quelques années près de Tebessa avec ses fils. Elle meurt à l’hôpital de Constantine le 13 février 1905, à seulement cinquante-six ans. Sur son acte de décès, il est indiqué qu’elle habite à « Bonnanara », un lieu que je n’ai pas identifié (mais qui ressemble à « Bône-Annaba »).
La fin du voyage
Le sens de la communauté et même de la famille a perdu de son sens au fil des décennies, des évolutions socioprofessionnelles, et a été profondément bouleversé par les guerres. Dès leur enfance, les petits-enfants d’Auguste et de Veneziana ont eu peu de chance de se fréquenter, puisque leurs pères étaient constamment obligés de déménager avec leur famille selon la mine à laquelle ils étaient affectés.
Pire, chez les enfants d’Anaïs, c’est la fratrie même qui a éclaté. L’aîné est mort en mer, le second a suivi son beau-frère au Maroc, le troisième s’est retrouvé dans un village de vignerons siciliens, et les sœurs – dont Hélène – se sont réparti le devoir d’assumer leurs parents. Leurs enfants, les « rapatriés » de la guerre d’Algérie, se sont installés à Pau, Toulouse, Narbonne, Dieppe, Paris. Même chose pour les descendants des frères et sœurs de Veneziana, qu’on retrouve un peu partout en France.
Mais il en est une, une seule, qui n’a pas suivi le même chemin. Dorothée Dragacci, la jeune nièce de Veneziana, née à Sidi-Mérouane en 1893, s’y est mariée à un Corse à 27 ans. Quelques mois plus tard, avant de donner naissance à son fils, elle a embarqué avec Séraphin en direction de l’île de ses parents et de ses grands-parents. Et elle a vécu tout le reste de sa vie de presque centenaire (à six mois près) à Piana, à quinze kilomètres de Cargèse. Le chemin inverse, que peu ont fait, mais qu’on retrouve au moins une fois dans la plupart des familles. Le besoin de retrouver sa terre, même quand on n’y est pas né.
Vue sur la tour génoise d’Omigna depuis la plage de Cargèse – Spyridon Généalogie, 2021
Spyridon Généalogie
Sources complémentaires :
Kadir M.Y., Les épidémies ayant sévi en Algérie au 19ème et 20ème siècle, Université de médecine de Batna
L. Abid, Les épidémies de choléra en Algérie au cours du 19ème siècle, Faculté de médecine d’Alger, 2006
Jean-Claude Rosso, Non au 19 mars, sur Info 444 Sidi-Mérouane
Elise Lenoble et son blog Auprès de nos racines : https://www.aupresdenosracines.com/
Anonyme, Histoire de la profession, pour l’Ordre des sages-femmes
Anonyme, Les Corses et la IIIe République (1870-1914), 2022, pour Corse-Matin