13 mai 2024
naufrage titanic

Un Cargésien sur l’eau : la brillante et brève carrière du capitaine Regazacci

Dans le cadre du challenge UPro-G d’avril, découvrons de nouveaux cousins au détour d’un grand voyage sur les eaux internationales

Pour ma première participation au challenge, je me suis trouvé face à une thématique qui laissait peu de place à l’improvisation, à l’imagination ou au contre-pied. Une aubaine ? Plutôt, le sujet étant si cadré qu’il m’est impossible de faire du hors-piste.

On m’a encore un peu tenu la main au moment de choisir ce fameux « capitaine au long cours » (je n’étais même pas sûr de savoir ce que c’était) : il y a un fonds dédié au Service historique de la défense !

Site du Service historique de la Défense

La liste est longue comme le bras, alors, qui choisir parmi les mille et quelques noms qui défilent ? Je décide, d’abord par curiosité, d’interroger la fonction recherche. Je ne demande pas un nom précis, mais le suffixe « -acci », présent au bout de tous les patronymes grecs « corsisés » après l’exode de 1676 – je reviendrai plus tard sur cette histoire. En tout cas, je sais qu’en cas de résultat positif, celui-ci me renverrait à coup sûr vers un cousin, proche ou lointain : et en voilà deux pour le prix d’un !

Si le premier d’entre eux, Polimeno Regazacci-Stephanopoli, est bien « capitaine au long cours », l’autre, Georges Drimaracci, est désigné comme « maître de cabotage ». Je me concentrerai donc principalement sur le premier.

Dossiers de capitaines au long cours – Service historique de la Défense

DÉFINITION

Le terme « long cours » est défini par le code de la Marine (1681) comme un voyage « de France en Moscovie[1], Groenland, Canada, aux bancs et îles de Terre-Neuve et autres côtes et îles d’Amérique, au Cap-Vert, côte de Guinée, et tous autres qui seront au-delà du tropique. », puis, en 1807, « aux Indes orientales et occidentales, à la mer Pacifique, au Canada, à Terre-Neuve, au Groenland et autres côtes et îles de l’Amérique méridionale et septentrionale, aux Açores, Canaries, Madère, et dans toutes les côtes et pays situés au-delà du détroit de Gibraltar et du Sund[2] » et enfin par des méridiens et des parallèles.

Le titre est décerné depuis le milieu du XVIIIe siècle, mais les conditions d’obtention du brevet ne sont fixées qu’un siècle plus tard. Les épreuves concernent le gréement (connaissance des pièces du navire), la manœuvre, le canonnage, les mathématiques, la navigation, les instruments, les calculs nautiques, les machines à vapeur, et le français. Et pour se présenter à l’examen, les candidats doivent déjà avoir parcouru les mers pendant cinq ans ! Les modalités seront remaniées plusieurs fois, et l’on tente même de faire disparaître le nom. Celui-ci résiste jusqu’en 1967, où il disparaît définitivement au profit de « capitaine de première classe de la navigation maritime ».

Le caboteur (d’après Giovanni Caboto, contemporain de Christophe Colomb) est l’opposé : c’est celui qui transporte personnes ou marchandises sans s’éloigner des côtes. À l’origine, il ne concernait que le transport de marchandises.

Vue du vaisseau le Tilsitt, Saïgon (1877-1887) – domaine public

CORSE ET C’EST TOUT ?

Georges Drimaracci est né à Ajaccio le 17 septembre 1838 ; Polimeno Regazacci-Stephanopoli est né à Cargèse, à 50 kilomètres au nord d’Ajaccio. Les noms parlent d’eux-mêmes, pas besoin de mener une grande enquête : ils viennent tous les deux de familles grecques, et précisément de Vitylo, dans le Magne-Oriental[3], en Grèce. Leurs ancêtres ont sans nul doute compté parmi les 700 passagers du Sauveur, qui les embarque le 16 septembre 1675 à Vitylo et fait étape à Malte, Messine, Portofino et Gênes avant d’atterrir en Corse. On compte notamment comme chefs de famille Basile Drimakos, dont les descendants deviendront Drimaracci. Le nom « Regazacci » viendrait lui de Ragatzakis, mais il existe une controverse sur sa prétendue origine génoise. « Stephanopoli » est le surnom donné à une branche des empereurs de Comnène (de Constantinople), dont descendaient certains membres de la colonie, mais beaucoup usurpaient ce nom en l’accolant au leur.

Ce ne sont pas seulement des origines lointaines et anodines, c’est tout un mode de vie et une culture qui a perduré dans la plupart de ces familles. Le rite grec est toujours pratiqué à Cargèse, le village qu’ils ont créé, et une langue locale, mélange de maniote et de corse, y a été parlée pendant plusieurs siècles. Les descendants des migrants de Vitylo se marient principalement entre eux, surtout ceux restés à Cargèse, même si les unions mixtes n’ont jamais été totalement exclues.

Cargèse (2021) – collection personnelle

CAPITANO

Polimeno Regazacci(-Stephanopoli) est donc né le 20 mars 1849, d’Étienne Regazacci et de Maria Dracacci, elle aussi d’ascendance maniote. Je découvre rapidement que nous sommes cousins puisque ses grands-parents maternels, Polymeno Dracacci (1783-1830) et Maria Stamata Frimigacci (1786-1837) sont également mes ancêtres (sosa[4] 492 et 493). Il a un frère, Demetrius, charretier, et deux sœurs, Stamate et Marie.

Le jeune garçon rejoint vite la mer : après un temps comme novice (1866-1871), il est quartier-maître et matelot jusqu’à atteindre le rang de quartier-maître de première classe (1871-1876), et devient capitaine du Marie-Joseph le 26 avril 1877. S’il débute par du bornage (petit cabotage), il alterne ensuite entre navigation au long cours et cabotage, avec une parenthèse de service militaire (1871-1873), à l’issue de laquelle il obtient un certificat de bonne conduite.

Notons qu’il a dû passer l’examen nécessaire à devenir « maître au cabotage », dont il a obtenu la première partie à Marseille le 3 mars 1877, et la seconde dans la même ville le 4 avril 1877, ce qui lui a permis de devenir capitaine du Marie-Joseph, comme susmentionné. Peu avant, la préfecture a reçu une note du maire d’Ajaccio, certifiant qu’il était « de bonne vie et mœurs et qu’aucune plainte n’a été portée en cette mairie pendant tout le temps qu’il a habité la ville d’Ajaccio ». Sa réussite est mentionnée au Journal Officiel du 14 avril, et dans le Journal du Midi du 16 avril.

Le Journal du Midi du 16 avril 1877 – Gallica

En mai, il est fait une demande de rectification de son nom sur les fichiers d’inscriptions : il est expréssement demandé que « Ragazzacci » soit changé en « Ragazacci ». Il semble que le commissaire de l’inscription maritime, malgré la nature de sa demande, ait été bien peu précis, puisque sur tous les autres documents que j’ai pu observer, il est bien orthographié « Regazacci », jusqu’à la signature de l’intéressé.

Dossiers de capitaines au long cours – Service historique de la Défense

Polimeno valide les deux parties de l’examen, d’abord le 14 mars 1877 à Saint-Tropez, puis le 3 avril 1878 à Marseille, et il est nommé capitaine au long cours une semaine plus tard. Il y a à nouveau une note du maire d’Ajaccio certifiant sa « conduite irréprochable pendant tout le temps qu’il a habité cette ville ».

Après quoi… Le dossier perd sa trace ! Je suis un peu stupéfait de constater qu’un dossier de « capitaine au long cours » prend fin au moment où l’individu devient effectivement capitaine au long cours, mais soit… D’autant plus que les traces de notre individu dans les journaux et sur les bases de données en ligne sont bien maigres. Vais-je devoir m’arrêter là ?

Heureusement, les archives de Corse en ligne me sauvent la mise ! Celles-ci possèdent une catégorie « inscrits maritimes », où je trouve des documents qui concernent mes deux marins.

J’ai pu ainsi savoir que Polimeno s’était marié un mois seulement après son titre de capitaine au long cours, à Blanche Pugliesi (née en 1855), dont on ne trouve nulle trace de grec dans l’ascendance.

On obtient également une description physique, comme sur un registre matricule : cheveux et yeux châtains, nez large, front haut, 1m61, et le visage ovale, voilà notre homme !

Celui-ci retrouve rapidement la mer, embarquant comme deuxième capitaine sur le Sainte-Luce à destination de « Cab. » : peut-être pour aller poser les fameux « câbles télégraphiques transatlantiques » au beau milieu de l’océan ? Le trois-mâts part de Marseille dès le 3 août 1878, pour débarquer à Bordeaux le 28 mars suivant.

Il est également second sur le Sénégal (du 6 avril au 9 juillet 1879) et sur l’Orbessan (du 24 juillet au 12 avril suivant), qui partent au large et au loin mais sans précision de destination.

Il part pour sa première expédition comme capitaine au long cours en embarquant à Marseille à bord du brick Theodore Willam le 18 juillet 1880 ; il repart sur le même bateau le 30 mai 1881 après une pause d’un mois, mais cette fois, c’est un aller sans retour.

Le capitaine coule avec son bateau au large de la Côte de Guinée[5] le 26 octobre 1881, alors qu’il était sur le chemin du retour vers Marseille. Ses biens et ses salaires sont rendus à la famille seulement trois années plus tard : le corps n’a jamais été retrouvé, et le décès n’a été officialisé qu’en 1883.

Inscrits maritimes – archives de Corse

Bien qu’il ait passé très peu de temps chez lui depuis ses dix-sept ans, le capitaine Regazacci a tout de même laissé une descendance : Rosine Marie Regazacci est née le 18 janvier 1881 à Ajaccio, lors du premier voyage de Polimeno sur le Theodore William. S’il n’était pas là lors de la naissance, il a peut-être – souhaitons-le – connu son enfant lors de son dernier congé, en mai 1881.

EN CONCLUSION

Ce thème m’a donné beaucoup de fil à retordre ; le dossier, sur lequel je comptais beaucoup, était bien mince, et je ne connaissais, à la base, pas grand-chose aux gondoles. J’ai donc dû me creuser la tête pour deviner les abréviations et trouver des informations, mais j’ai aussi appris beaucoup de choses ! Je reste un peu déçu de ne pas avoir trouvé d’informations sur le naufrage, mais qui sait, si je fais de nouvelles découvertes, ça pourrait faire l’objet d’un nouvel article !

Sources complémentaires :
Papadacci Élie, Histoire de Cargèse-Paomia, deux cités grecques en Corse, et de Piana-Ota-Porto, 1967
Traizet Jacques, Historique de l’appellation de capitaine au long cours, 1986

Merci à Christiane Menot


[1] Russie

[2] Détroit entre le Danemark et la Suède

[3] District de Laconie, région du Péloponnèse

[4] La numérotation de Sosa-Stradonitz permet d’identifier par un numéro unique chaque ancêtre dans une généalogie ascendante.

[5] C’est peu précis, puisque celle-ci s’étale du Cap-Vert au Cameroun le long de la côte ouest du continent africain

Une réflexion sur «  Un Cargésien sur l’eau : la brillante et brève carrière du capitaine Regazacci  »

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