27 juillet 2024
Audrino Neuengamme

L’existence inachevée de Jean Audrino

C’est un dossier que j’avais en tête depuis fort, fort longtemps, car Jean Audrino est, à ce jour, le seul membre de ma famille connue qui ait été déporté pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour tenter de le compléter, il me fallait réserver son dossier au Service historique de la Défense, à Caen, et me rendre sur place.

Enfance pied-noire et dorée

Nicolas Audrino avait eu le nez creux. Fils d’un mécanicien-marin italien (qu’il avait très peu connu) passé par Toulon et Ajaccio avant de s’installer en Algérie, il avait dû se faire tout seul. Et c’est peu dire qu’il avait su y faire. Juge de commerce, administrateur à la Caisse d’Épargne, et finalement héritier des imprimeries Marle (puis Marle-Audrino), le Constantinois était, au crépuscule de sa vie, un homme respecté et connu de toute la métropole, sa Légion d’honneur agrafée au veston.

Service historique de la Défense, Caen

Le 12 juillet 1890, il avait épousé Hélène, fille d’un homme bien moins riche, mais tout aussi apprécié à Constantine, mon quinquisaïeul Nicolas Papadacci. Hélène était la neuvième des onze enfants de la famille Papadacci, qui avait traversé la méditerranée depuis Cargèse à la fin des années 1880 (à ne pas confondre avec son homonyme Hélène Papadacci (1902-1957), sa nièce).

Les deux décennies suivantes furent consacrées à l’imprimerie Marle-Audrino, ainsi qu’à l’éducation de Pierre, Raoul et Jean, les trois enfants du couple. C’est la guerre qui va réunir dans la douleur le paternel et ses garçons, avec diverses fortunes.

Une guerre sans merci

Âgé de 47 ans en 1915, Nicolas est encore, selon la loi, capable d’aller servir au front. Il est finalement renvoyé dans ses foyers après un mois au combat. Pour ses enfants, la guerre sera plus longue et plus douloureuse.

·    Pierre, futur banquier, avait fait son service militaire en Corse (terre natale de sa mère). Légèrement blessé à deux reprises, il est finalement revenu indemne, et avec de nombreuses décorations et lettres de félicitations. Il épouse Madeleine Scotto.

·    Raoul, que son père destinait à l’imprimerie, avait fait son service à Toulon juste avant la guerre. Le 27 février 1915, il est blessé à la main gauche par un obus à Verdun, blessure qui entraînera arthrose puis paralysie totale du bras, accompagnée de troubles névrotiques et vasomoteurs. Il rentre à Constantine le 9 octobre 1916, et se marie avec Marthe Deguara, d’origine maltaise.

·    Jean, le petit dernier, apprenti électricien, trop jeune pour avoir fait son service militaire, part au front en décembre 1914. Envoyé combattre en Turquie (expédition des Dardanelles), il s’en sort sans blessures, mais en piteux état : on lui diagnostique un mal de Pott, une forme de tuberculose qui, au lieu de toucher les poumons, s’attaque aux cartilages et aux vertèbres de la colonne vertébrale. Certains finissent bossus, Jean était visiblement paralysé des lombaires, dont découlèrent des problèmes respiratoires, et une paraplégie dont les premiers signes apparurent en 1927.

Enfant atteint du mal de Pott à la pouponnière d’Antony – image Pouponniere’s blog, 2014

La guerre, en plus de ses horreurs, disperse la famille. Si Nicolas et Raoul retrouvent Hélène, Pierre s’installe à Tunis, puis à Bouira, loin de Constantine ; Jean découvre la métropole, passe par Paris, Tours, Bordeaux, et n’y fait pas que des bonnes rencontres.

Le 3 septembre 1938, Nicolas Audrino s’éteint, entouré des siens, quelques mois après avoir fêté ses 70 ans. La mort du patriarche, enterré en grande pompe, sonne le glas de l’imprimerie Marle-Audrino. Raoul est trop handicapé pour reprendre le flambeau, Pierre est plus intéressé par ses propres (et rutilantes) affaires, et Jean a d’autres projets – moins avouables – en France. Ils n’ont, à eux trois, qu’une seule héritière : Hélène Audrino, la fille unique de Pierre, qui se destine à une carrière d’institutrice.

À l’aventure

Venons-en aux affaires de Jean, qui part en vrille après la mort de son père. Surnommé « Petit Bicot », le Constantinois commet nombre de méfaits avec ses complices « La Pendule » (Raoul Bussutil), « Le Beau Frank » (Frank Geis), « Le Grand Louis » (Louis Dumiot), et « Le Grand Jo » (Joseph Machon) : braquages, drogues, port d’armes non déclarées… Il passe la moitié des années 1939 et 1940 en prison. On remarque, à la lecture des articles de presse, que Jean est en capacité de conduire malgré son handicap. Il tient à Paris un café-restaurant, le « Bar-Palace », au 9 rue Bouchardon (dixième arrondissement), qui sert de QG à la bande de malandrins.

Le Populaire du 28 février 1939

À 45 ans, Jean Audrino n’est, tout comme ses frères, pas jugé utile par l’armée française. Il séjourne à Bordeaux (alors en zone occupée), au 5 rue Eugène Tenot, quartier Nansouty. Sa bienfaitrice, logeuse et sans doute compagne est une dénommée Mme Carcauzon. Est-ce la même qui signe son témoignage « Mme Audrino » lorsque Jean est arrêté par la Gestapo le 15 mars 1944 ?

Il n’a jamais été précisément établi ce qui était reproché à Jean Audrino : on sait seulement qu’il a exprimé, d’une façon ou d’une autre, ses opinions politiques, puisqu’il a été capturé sous ce motif.

Une histoire qui prend aux tripes

C’est en partant de bien peu de choses que j’ai obtenu ces informations. À l’origine, j’avais seulement connaissance de ce cousin, fils de pieds-noirs, dont la mère était une Papadacci. Je savais qu’il avait été sérieusement handicapé, comme son frère, par une blessure lors de la Première Guerre mondiale, et qu’il avait été déporté en Allemagne lors de la Seconde, où il était depuis porté disparu. Pour en savoir davantage, il m’a fallu me rendre à Caen, au Service historique de la Défense, section victimes de guerre. 

J’ai été accueilli dans une minuscule salle de lecture, où mes documents, réservés depuis trois mois, étaient prêts. Pas d’attente, donc, et une plongée immédiate dans l’histoire des malheureux. J’ai d’abord parcouru les dossiers qui m’intéressaient le moins, et gardé celui de Jean Audrino pour la fin, car je savais que la charge émotionnelle serait plus forte. 

Service historique de la Défense, Caen

Après son arrestation, le 10 mai 1944, Jean est semble-t-il envoyé au camp de Compiègne-Royallieu (désigné Frontstallag 22) lors d’un important transfert de prisonniers politiques jugés « dangereux ». Il y reste moins de deux semaines, car le 21, les 407 déportés sont jetés dans des wagons à bestiaux, direction l’Allemagne. Trois jours plus tard, le convoi dépose tout le monde à quelques kilomètres au sud-est d’Hambourg, au camp de concentration de Neuengamme, où l’on prône « l’épuisement par le travail ». Jean Audrino devient « matricule n. 30209 ».

Les correspondances étant autorisées sous condition, Jean prévient, semble-t-il, ses proches. Toutefois, le 11 juin, la lettre reçue par « Mme Audrino » est la dernière jamais envoyée par Jean à l’un de ses proches. 

Comme la vague, irrésolue

L’acte de décès de Jean Audrino n’a été rédigé officiellement que le 9 mars 2012, grâce à l’office national des anciens combattants et victimes de guerre, et sur la base du dossier conservé au Service historique de la défense de Caen. On y trouve : 

  • un extrait d’acte de naissance de Jean Audrino
  • des courriers du « Service des recherches » de la Croix-Rouge (19 juillet 1945, 1er octobre 1945, 4 décembre 1945) afin de tenir la famille au courant de la situation de Jean Audrino
  • une lettre manuscrite de « Mme Audrino » adressée au ministère le 31 juillet 1945
  • un document signé par Hélène Papadacci (le 3 novembre 1946) afin d’attester qu’elle a bien reçu l’avis de disparition
  • une lettre de Raoul Audrino adressée au ministre des prisonniers, déportés et réfugiés le 20 novembre 1945
  • une attestation de Mme Corcauzon (le 30 juin 1946) qui certifie avoir hébergé Jean Audrino avant son arrestation
  • une fiche de renseignements signée par Hélène Papadacci le 16 juin 1946 et par le maire de Bordeaux le 1er juillet 1946. 
  • une lettre de la mairie de Bordeaux attestant (le 4 juillet 1946) que Jean Audrino a bien vécu au 5 rue Eugène Tenot avant son arrestation
  • une « demande de recherches pour déportés » du ministère des prisonniers, déportés et réfugiés, avec des informations sur Jean Audrino, une photographie, ainsi que les noms des personnes interrogées.
  • une « demande en vue de régularisation de l’état civil du non-rentré » du ministère des anciens Combattants (août 1946)
  • un mémorandum du « Case Office » de l’armée britannique du Rhin attestant que Jean Audrino n’apparaissait ni sur la liste des survivants, ni sur celle des décès (28 août 1946)
  • un acte de disparition du 25 octobre 1946
  • une demande d’acte de décès réclamée par l’ONAC (département reconnaissance et réparation) de Caen au maire de Bordeaux, en vue de l’attribution de la mention « Mort en déportation » (17 février 2012)
  • L’acte de décès rédigé enfin le 9 mars 2012.

Service historique de la Défense, Caen

On le voit, les recherches en vue de retrouver Jean Audrino furent aussi longues qu’infructueuses. La vérité sur sa disparition ne sera sans doute jamais levée. Toutefois, pas question d’abandonner les recherches ; c’est pourquoi, avant de quitter Caen, j’ai demandé à consulter quelques registres, et notamment la liste des objets retrouvés ayant appartenu aux déportés des camps nazis. Ce n’est pas sans émotion que j’y ai trouvé le nom de Jean Audrino, grâce à son numéro de matricule.

L’objet en question était une alliance en or. Les familles étant rarement informées, il est fort possible qu’elle n’ait jamais été réclamée, et donc conservée, à l’origine au Central Claims Registry à Bad Nenndorf, aujourd’hui au SIR (Service international de recherches) à Bad Arolsen. Il est toujours possible, pour les familles, de réclamer ces objets.

Spyridon

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