Lundi dernier, lors de notre long voyage autour du monde, nous fîmes escale à Guernesey, où l’on retrouvait les racines d’une star d’Hollywood. Hé bien, je vous propose d’y rester, car il se passe bien des choses dans les îles anglo-normandes ! C’est en effet là-bas que le grand Victor Hugo décide de s’installer avec sa famille pendant quinze ans, ne pouvant rester à Paris, ni même s’exiler en Belgique, à cause de ses positions envers le nouveau chef d’État, Napoléon III. C’est là-bas que sa dernière fille, Adèle, écrit la majeure partie de son journal, documentation précieuse sur la vie de sa famille et la sienne.
Une parentèle pas vraiment transparente
Née le 24 août 1830 à Paris, Adèle « Dédé » Hugo est bien sûr la fille de Victor Hugo, qu’on ne présente plus (mais qui, le saviez-vous, est né à Besançon) et d’Adèle Foucher, biographe de son mari par la force des choses, et Parisienne de naissance.
Les parents de Victor Hugo étaient le fameux général Sigisbert Hugo, né à Nancy de parents vosgiens et jurassiens relativement modestes, et la peintre bourgeoise Sophie Trébuchet, dont le père marin est mort au large des côtes mauriciennes.
Le père d’Adèle Foucher, Pierre Foucher, était lui aussi nantais, et commissaire-greffier au ministère de la Guerre, mais descendait plutôt d’artisans de la région. Il avait épousé Anne Asseline, né à Formerie (Oise), comme toute sa famille, à l’exception d’un grand-père, qu’on retrouve à Nérac (Lot-et-Garonne) où il exerce le métier de chirurgien.
La famille Hugo à Guernesey, vers 1856 : Adèle est à gauche ; ses parents, au centre et à droite ; François-Victor au fond ; Charles assis devant – Maison Victor-Hugo
Adèle Hugo grandit avec des parents aimants ; une grande soeur, Léopoldine (1824-1843), qu’elle vénérait et qui disparaît tragiquement peu après son mariage ; enfin deux frères, Charles (1826-1871), et François-Victor (1828-1873).
On note en outre qu’elle est, et cela peut paraître cocasse, adorée par l’amant de sa mère (Charles-Augustin de Sainte-Beuve, qu’on soupçonna d’être son père biologique) comme par la maîtresse de son père (Juliette Drouet), autant que par ses propres parents.
Pour mémoire
Avril 1852. Adèle a 21 ans, son père se cache, ses frères sont en prison, et voilà dix ans que sa sœur lui manque. Elle entame l’écriture d’un Journal, qui deviendra plus tard Journal de l’exil, où elle renseigne amitiés, visites, et lettres de son père, non sans un certain humour, et souvent dans un langage codé, « adélien ».
Le Journal d’Adèle Hugo, tome I, 1852 – Bibliothèque historique de la ville de Paris
Trois mois plus tard, la famille est réunie au Havre pour le grand départ en direction de Jersey, où elle débarque le 5 août 1852. Les premières années sont heureuses : Adèle se réjouit de voir sa famille réunie sous le même toit, et surtout, elle n’imagine pas – personne ne l’imagine – comme cet exil va durer ! Alors, elle écrit, sans relâche, avec pour objectif de ne mettre un point final à son Journal de l’exil que lorsque son père rentrera, triomphant, à Paris. Elle n’est pas la seule : tandis que Victor Hugo s’attaque aux Misérables, Adèle Foucher rédige une biographie de celui-ci, Charles se lance dans de nombreux romans, et François-Victor traduit tout Shakespeare.
Le Journal d’Adèle Hugo – Bibliothèque historique de la ville de Paris
Expulsée de Jersey au bout de trois ans à cause (encore) des inimitiés de Victor Hugo, la petite famille parvient à s’installer sur « l’autre » île, à Guernesey, dans une demeure baptisée Hauteville House.
Tuer le père
C’est aux alentours de cette période de déménagement qu’Adèle Hugo montre ses premiers signes de fragilité. Présents à son chevet, ses proches assistent, impuissants, à ses délires causés par de fortes fièvres. Les médecins diagnostiquent une grave gastro-entérite, qui pourrait être fatale à la jeune femme. Celle-ci s’en remet, mais difficilement.
Sa mère se met en tête qu’il faut qu’elle quitte la solitude et l’enfermement insulaire. Elle l’emmène, une fois par an au moins, à Londres, à Paris, à Bruxelles, malgré les réprimandes de Victor. Tous deux ignorent que les projets de la benjamine sont ailleurs : elle a rencontré un bel Anglais, l’officier militaire Albert Andrew Pinson, qu’elle suit jusqu’à Halifax, au Canada, alors que sa famille la croit à Malte.
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Si le lieutenant britannique n’a peut-être pas été insensible à la fille Hugo lors de leur rencontre, il semble qu’il a tenté de lui faire comprendre bien avant Halifax qu’il ne comptait pas l’épouser. Adèle, déterminée, ne l’entend pas de cette oreille : elle menace de se tuer, tente de lui faire croire qu’elle est enceinte, invente toutes sortes d’histoires pour faire pression sur le bellâtre.
Qu’elle y croie ou pas, elle invente, depuis l’autre côté de l’Atlantique, un mariage qu’elle annonce à sa famille : celle-ci ne manque pas de tomber dans le panneau, et fait une déclaration officielle. La Gazette de Guernesey puis les journaux londoniens annoncent immédiatement les épousailles. Pendant ce temps, elle continue à suivre et à harceler Pinson à chacun de ses déplacements, jusqu’à La Barbade (juin 1866), où elle a pour projet de l’épouser sous hypnose. Son frère François-Victor écrit qu’elle « perd la tête à la recherche de son triste idéal », elle qu’il appelle « notre pauvre égarée », sans cesser néanmoins d’affirmer sa hâte de la revoir.
Le Journal d’Adèle Hugo, tome I, 1952 – Bibliothèque historique de la ville de Paris
L’impétueuse promet à maintes reprises son retour, mais on finit par ne plus la croire et se résigner à la perdre. Victor écrit en 1869 : « Hélas ! je n’espère plus Adèle ». Cependant, celle-ci est de moins en moins discrète au fur et à mesure que sa raison s’étiole. On la voit, par exemple, sous les grandes chaleurs caribéennes se promener en manteau de fourrure ; elle serait en proie, de plus en plus, à des hallucinations et des visions. Elle sera donc rapatriée de force.
La maison Hugo
La diariste de 42 ans retrouve finalement la solitude et l’isolement de Hauteville House, qui avaient eu raison de sa santé mentale. Elle est placée à la maison de santé pour femmes de Saint-Mandé, où elle continue à écrire et jouer du piano, comme elle l’a fait toute sa vie. Son état se stabilise, et, après la mort de son père en 1885, elle vit confinée et oubliée au château de Suresnes. Sa mort ne suscite que peu d’émotion dans la presse de 1915, bien occupée il faut dire par les actualités de la Première Guerre mondiale.
Adèle Hugo par sa mère, en 1833
Léopoldine, François-Victor et Adèle n’ayant pas eu d’enfants, les seuls héritiers du couple Hugo-Foucher sont les enfants de Charles : Georges (1868-1925) et Jeanne (1869-1941). Après la mort prématurée de leur père (ils n’ont que 3 et 2 ans), ils sont élevés par Victor Hugo, qui les retire à leur mère (car il s’opposait à son remariage), et à qui ils inspireront l’Art d’être grand-père.
Victor Hugo et ses petits-enfants, Georges et Jeanne – Achille Méandri, 1881 – Maison Victor-Hugo
Georges ne trahit pas l’âme d’artiste de la famille : il devient peintre, notamment dans les tranchées lors de la Première Guerre mondiale. Il fréquente la bonne société (et se marie en conséquence avec la présidente de la Ligue des droits de l’homme, puis la fille d’un député), mais meurt dans la misère à 56 ans. Il laisse trois enfants : Jean Hugo, peintre lui aussi ; Marguerite Hugo, agricultrice ; François Hugo, orfèvre-joaillier.
Jeanne Hugo fréquente également du beau monde, et elle veille de près à la préservation de l’héritage et du patrimoine de son grand-père : à la mort de Georges, elle fait don d’Hauteville House à la ville de Paris. Elle a un fils, Charles Daudet.
Un certain nombre de leurs descendants sont encore vivants à ce jour. Adèle Hugo, elle, n’est pas oubliée, même si la littérature lui a un temps préféré Léopoldine et son destin tout aussi tragique.
Spyridon