29 avril 2024
mathilde de morny césar

Mathilde de Morny, marquis(e) de Belbeuf

Portrait d’une « bien-née » devenue reine de la provocation et de l’indépendance

Dans les années 1870, la cour d’Espagne abrite, au milieu des infantes, une petite française, orpheline de père, surveillée de près par une mère très dure. Celle-ci, très conservatrice, même pour l’époque, sentait bien que sa benjamine n’était pas faite du même bois et avait des motivations très claires : désobéir, casser les codes, et s’amuser.

Branches complexes

Mathilde est née il y a 160 ans, le 26 mai 1863, à Paris.

Son père était le « duc de Morny », né Charles Auguste Louis Joseph Demorny. Il se distingua par ses exploits militaires, puis en étant l’un des principaux instigateurs du coup d’État du 2 décembre 1851 mené par… son demi-frère, Napoléon III. En effet, ils avaient partagé le même ventre, celui d’Hortense de Beauharnais. Louis-Napoléon Bonaparte était né de l’époux légitime, Louis Bonaparte, roi des Pays-Bas, tandis que Charles était le fruit d’une aventure entre Hortense et le comte de Flahaut.

Charles de Morny (1811-1865)

Sa mère était Sofia Troubetzkoy, âgée de vingt-cinq ans de moins, et membre de la noblesse russe, né d’un mariage souhaité par le tsar Nicolas Ier entre la favorite Catherine Moussine-Pouchkine et l’officier de cavalerie Sergueï Troubetskoy. Après le départ rapide de son père, elle passe son enfance à Paris avec Catherine, qui meurt alors que Sofia n’a pas dix ans.

Sophie Troubetzkoy (1838-1896) – Compiègne (60), musée du Second Empire, tableau – L’impératrice Eugénie, par Winterhalter, 1864

Charles, représentant la France, avait rencontré Sofia lors du couronnement d’Alexandre II. Malgré leur différence d’âge, l’imposant diplomate la demande en mariage, célébré trois mois plus tard.

Ils ont quatre enfants :

  • Marie Charlotte Eugénie de Morny (1858-1883), mariée à un seigneur espagnol. De leur union nait un fils sans descendance. Charlotte, qui avait hérité selon les indiscrétions de l’époque de la beauté de sa mère, était peu connue à Paris, mais fréquentait Biarritz.
  • Auguste Charles Louis Valentin de Morny (1859-1920), qui tient de son père le titre de duc. Il part en Amérique à vingt ans après un « tragique événement qui l’a mis en regrettable évidence ». Revenu en Europe, il a trois enfants avec Carlota de Guzman… qui meurent tous les trois sans alliance ni descendance !
  •  Simon André Nicolas Serge, comte de Morny (1861-1922), suit son frère en Amérique.
  • Sophie Mathilde Adèle Denise de Morny, née le 25 mai 1863, notre héroïne du jour.

Les enfants avaient tous, sauf la trop jeune Mathilde, avaient reçu un surnom de leur père : Charlotte était « Biche », Auguste « Panthère », Serge « Tigre ». Mathilde, elle, avait plus tard eu droit au sobriquet « Tapir » par sa mère, qui se moquait ainsi de son nez, apparemment trop long.

Trois ans après la mort de Morny, Sofia épouse José Osorio y Silva, duc de Sesto. Mathilde passe donc une partie de son enfance à la cour d’Espagne. Décrite comme « chouchoutte » de la cour et « gâtée par sa mère » par les observateurs de l’époque, il semblerait que la vérité ait été tout autre. Par contre, elle était bien adorée de son père puis de son beau-père.

Une influenceuse à la Belle Epoque

Selon ses contemporains, Mathilde était, au-delà de sa « façon de se mettre très spéciale », dotée d’un esprit vif, d’un humour piquant, et d’une certaine désinvolture. Il ressort des écrits d’époque (comme Grandes dames d’aujourd’hui, 1984) qu’elle n’en avait rien à faire de ce que l’on pensait et disait d’elle. Impatiente, impulsive, Mathilde bouffe la vie, est en activité perpétuelle : elle peint, décore, violone, pianote, chante, joue, chasse, tire, monte, danse jusqu’à deux heures du matin.

Elle met en avant divers pseudonymes, dont le plus célèbre est « Missy » (d’abord « Missie »), et tout le monde, de ses proches à ses biographes, va suivre le courant et l’appeler ainsi. Son influence s’étend aux modes et aux comportements, comme le décrit Le Courrier français :

D’abord fascinée et amusée, la presse se montre finalement choquée et dérangée par le comportement de Mathilde, et en fait une cible facile, mais elle ne censure pas ses excentricités pour autant.

Créative et secrète, Missy n’en est pas moins une mondaine, un animal social qui épate par ses bons mots. En plus de ses célèbres amantes, elle est entourée de grands noms : l’homme d’affaires Auguste Hériot, le peintre Ghika, Sacha Guitry, et bien d’autres sont ses amis.

Si elle profite bien de son héritage pécuniaire, autant pour elle que pour entretenir ses relations – et pour investir dans divers quotidiens puis dans le cinéma – elle n’à que faire du rang social, et se montre même plutôt excédée par certaines convenances, contraires aux idées progressistes qu’elle développe en lisant Charles Fourier avec sa complice de toujours, l’infante d’Espagne, Eulalie de Bourbon (1864-1958).

Après avoir éconduit quelques prétendants très motivés, dont Lord Hume, elle consent à épouser, à 18 ans, Jacques Godart, marquis de Belbeuf. Bingo ! Celui-ci la laisse libre de poursuivre ses liaisons féminines. Ils n’ont pas d’enfant, car Mathilde refuse (et peut-être lui aussi) et divorce toutefois, en 1903. Son désormais ex-mari meurt en 1906.

Insouciante, dépensière, généreuse, et désormais libre, Mathilde vit d’amour et d’eau fraîche… et finit totalement ruinée, et seule. Après une tentative manquée, elle se suicide le 29 juin 1944, la tête dans le four, en pleine après-midi.

Son ami Sacha Guitry s’occupe de ses funérailles, après lui avoir permis de manger pendant plusieurs années : elle est enterrée au cimetière du Père-Lachaise, division 54, avec ses parents. Douze personnes sont présentes lors de la cérémonie.

Armoiries des Morny, sur le caveau dans lequel repose Mathilde – photo APPL

The Wrong Missy

À 15 ans, Mathilde part chasser le renard en Auvergne avec son cousin russe, le compte Vladimir Orloff : elle fait là sa première expérience masculine, qu’elle accepte par pitié, mais « refuse toute récidive » selon ses mots.

Convaincue de ses préférences romantiques, elle fréquente bientôt les cercles bisexuels et homosexuels. Elle ne se cache pas, en accord avec son caractère, mais aussi avec la mode de l’époque, plutôt complaisante envers les amours féminines, même (surtout ?) dans l’aristocratie : l’infante Eulalie, Catherine Poniatowska, Violette Murat, Madeleine Deslandes, Hélène de Zuylen affichent sans ambages leur attirance pour leurs consoeurs. Ce n’est donc pas ses aventures avec Augusta Holmès, Liane de Pougy, Colette, et tant d’autres, qui défraient la chronique.

Adolescente, sa passion pour les bêtes lui fait rencontrer une torera, Dolores Sanchez (ou La Fragosa). Celle-ci lui enseigne, d’expérience, que tout ce que peut faire un homme, une femme peut également le faire[1]. Elle rentre d’Andalousie habillée en hidalgo, et sa mère la compare à Marie-Angélique Duchemin (qui s’était engagée dans l’armée napoléonienne après la mort de son mari, et portait donc le vêtement masculin de sous-lieutenant), ce qui n’a pas l’effet escompté.

Mathilde de Morny – APPL

Si l’archéologue Jane Dieulafoy avait porté l’habit masculin par confort lors de ses explorations, si les tantes de Sacha Guitry se vêtaient en homme pour se rendre au théâtre sans être accompagnées, Missy n’a pas besoin de prétexte ni d’occasion. Elle porte un complet veston, un caleçon d’homme, se coupe les cheveux, fume le cigare. Il est même convenu qu’elle s’est fait retirer l’utérus (hystérectomie) et la poitrine (mastectomie), opérations particulièrement rares à l’époque. Si l’auteur des Grandes dames d’aujourd’hui savait tout ça, au moment d’écrire qu’« elle est bien trop femme pour supprimer la jaserie et la coquetterie », en 1884…

Colette, scandale et passion

1907, le 3 janvier : première de Rêve d’Égypte au Moulin-Rouge. Colette, en momie quasiment nue, se présente avec un.e dénommé.e Yssim, qui joue le rôle d’un égyptologue. Celui-ci réveille l’embaumée d’un baiser. Scandale ! D’autant que « Yssim » est évidemment l’inversion des lettres de Missy, le pseudonyme de Mathilde de Morny. La scène déclenche des manifestations bruyantes, et l’on attribue la « déchéance » de la marquise au « monstrueux amour » de Colette. Le préfet de police suspend les représentations, et la famille Morny-Troubetzkoy-Sesto, mise au courant de l’affaire, cesse de subvenir aux besoins de Mathilde, qui compte donc sur ses économies… un peu trop.  

Elle s’offre, pour vivre avec Colette, le manoir de Rozven, en Bretagne, une fois que celle-ci a divorcé d’Henry « Willy » Gauthier-Villars, qui ne s’était jamais opposé à leur union, et l’avait même encouragée, vaquant lui aussi à ses aventures.

L’idylle ne durera pas éternellement ; Colette, la dévoreuse, s’amuse un temps à se faire entretenir, et sert en retour des lettres dégoulinant d’amour, jusqu’à plus soif, lorsqu’elle trouve de nouveaux hommes riches à charmer.  Elle semble finalement reprocher à Mathilde son ambiguïté de genre.

Après leur séparation, le 2 août 1911, Colette continue à habiter le manoir dans lequel Missy a investi, tandis que Mathilde se débrouille, ne réclame rien, part sans un mot vengeur.

Colette se gardera bien d’assister aux obsèques de celle à qui elle avait tout promis.

Que reste-t-il ?

Mathilde de Morny a longtemps été oubliée et ignorée, ne laissant même pas une trace dans les biographies de Colette. Son œuvre artistique conséquente est difficile à commenter puisqu’elle a presque tout détruit elle-même, notamment ses tableaux et ses pièces écrites.

Elle survit dans la fiction, prêtant ses traits à la Méphistophéla de Catulle Mendes, à la Marquise de Sade de Rachilde, au Little Boy de Jean Lorrain, à la Marquise de la Tour de Gourmont, au Prince de Morénie de Willy Gauthier-Villars, à Max et à la Chevalière de Colette, portrait cynique que Mathilde détestait.

« Missy » laisse derrière elle un certain nombre de pseudonymes et de surnoms plus ou moins ambigus qui ont fait sa légende : celui-ci bien sûr, mais aussi « Yssim » sur scène, « Oncle Max », ou « Monsieur le Marquis ».  

Finalement, dans les années 90, le nom oublié de Mathilde de Morny refait surface, réhabilité comme reine de la transgression et avant-gardiste du transgenrisme, pleinement assumé à une époque où la question du genre et de l’identité sexuelle n’avait pas tout à fait la même place qu’aujourd’hui.

Mathilde de Morny – APPL

Sources :
Inconnu, Grandes dames d’aujourd’hui (extrait conservé à la Bibliothèque historique de la ville de Paris), 1884
Claude Francis et Fernande Gontier, Mathilde de Morny. 1862-1944, la scandaleuse marquise, 2000
Colette, Lettres à Missy (posthume), 2009
Élisabeth Barillé, Colette, l’ingrate libertine, 2009 pour Le Figaro
Stéphanie Bee, Mathilde de Morny, 2009, pour Univers-L
Françoise Prouvoyeur, Mathilde de Morny, 2014, sur Calendrier de l’avent du domaine public
Anonyme, Morny, Mathilde de (1862-1944) sur Amis et Passionnés du Père-Lachaise (APPL)


[1] Donde llegue un hombre, puede tambien llegar una mujar

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