10 octobre 2024
Carte postale du bagne

Entraves à perte de vue

C’est en étudiant le parcours d’un de mes collatéraux que nous explorerons un sujet inédit, et une nouvelle source généalogie : le bagne. C’est d’un neveu de mon arrière-arrière-arrière-grand-père qu’il s’agit : il se nomme Julien Frédéric Sandré, que nous appellerons Frédéric, pour ne pas le confondre avec son père, Julien Félix Sandré (que nous appellerons Félix).

Frédéric n’a pas eu une vie facile, et ce n’est rien de le dire. Famille décimée et recomposée, faillites, migrations, condamnations… Toutefois, au-delà de leur caractère tragique, ces événements sont autant d’aubaines pour le généalogiste !

Histoire de la « guillotine sèche »

Le territoire de la Guyane (ou « Guyane française », pour la différencier des Guyane britannique, espagnole, néerlandaise et portugaise) est situé au nord du Brésil, et à l’ouest du Suriname. Il est bordé par l’Océan Atlantique Nord. Peuplée principalement par les Arawaks avant l’arrivée des Européens, la Guyane voit l’arrivée de colons français dès 1503, sur la presqu’île de Cayenne. Ceux-ci s’implantent définitivement en 1676. Ce sont d’abord des travailleurs et des esclaves d’origine africaine qui sont envoyés pour peupler la colonie. Mais la Révolution Française entraîne les premières déportations, d’abord de députés (royalistes comme révolutionnaires), puis de prêtres « réfractaires » à la constitution civile du clergé. Cinquante ans plus tard, on pallie le manque de main-d’œuvre entraîné par l’abolition de l’esclavage en envoyant à Cayenne opposants politiques comme délinquants. Aux déportés (« simples » ou « en enceinte fortifiée ») s’ajoutent les « transportés », catégorie qui désigne les criminels condamnés aux travaux forcés. Une troisième classe, les « relégués » concerne les récidivistes, condamnés à un exil définitif. On distingue près de trente camps de détention en Guyane, dont les plus célèbres sont :

  • Cayenne : le plus célèbre, mais aussi le « moins pénible »
  • Les îles du Salut : au taux de mortalité relativement faible, elles ont accueilli Alfred Dreyfus
  • Mana : réservé aux femmes
  • Saint-Laurent-du-Maroni (camp de la Transportation) : camp transitoire pour les bagnards à leur arrivée en Guyane
  • Crique Anguille : réservé aux opposants à la colonisation de l’Indochine
  • La Montagne d’Argent : conditions de détention atroces, rapidement fermé
  • Charvein : le « camp de la mort » pour les « incorrigibles »

A noter également :

  • Des pénitenciers « flottants », au large des côtes
  • Des fermes pénitenciaires
  • Des zones de quarantaine pour les lépreux

Autour d’une évasion, Jacques-Bernard Brunius (extrait)

Exposés aux violences, à la faim, aux maladies, les bagnards ont une espérance de vie bien incertaine. Il faut que de nombreuses voix s’élèvent sur les conditions de vie inhumaines des condamnés, dont un reportage du célèbre Albert Londres en 1923, pour faire bouger les choses. Le bagne est officiellement aboli en 1938, mais ceux qui y sont déjà doivent finir leur peine. Le bagne de Guyane reste dans la mémoire collective comme « le » bagne français, mais des déportations de prisonniers ont également eu lieu en direction de la Nouvelle-Calédonie (1864-1924, notamment les communards), La Réunion (notamment des enfants), l’Indochine, Madagascar (Nosy Lava), la Tunisie (Tataouine), l’Algérie (Biribi, Bône).

Les Sandré qui restent

J’avais déjà longuement évoqué la généalogie des Sandré dans mon article du 3 avril, le tout premier du blog. Pour connaître les ancêtres mosellans de cette famille parisienne, je vous invite à le lire ! En ce qui nous concerne aujourd’hui, je vais seulement revenir sur la famille proche de l’homme qui nous intéresse.

Quand Julien Frédéric Sandré voit le jour, en 1873, son grand-père Sandré est déjà mort… depuis 50 ans, et sa grand-mère, Marie Christine Jolly, depuis presque 30 ans. Côté maternel, ils sont encore vivants, mais habitent dans l’Aisne. Il n’est donc pas certain qu’il ait déjà vu son grand-père, Benjamin Joseph Gilbert, tisseur, qui meurt en 1881. Il est plus probable qu’il ait vécu quelques années près de sa grand-mère, Agnès Mélanie Duplessy, brodeuse, qui s’installe à Paris une fois veuve, et jusqu’à sa mort en 1886. Elle est d’ailleurs enterrée dans la fosse commune au cimetière d’Ivry.

Le père de Frédéric, Félix Sandré, est le dernier de quatre frères. Le premier était mort en bas âge ; le deuxième est mon ancêtre, Jean Baptiste Sandré, parti en Algérie ; le troisième est Pierre Adolphe Sandré, fondeur en cuivre comme son père, mais aussi chanteur ambulant ! Félix Sandré a pour sa part embrassé le métier d’ébéniste. Propriétaire à Belleville, il fait faillite en 1861, mais continue à vivre au 33 rue de l’Orillon.

Il garderait toute sa vie un goût pour les femmes jeunes : à 41 ans, il épouse Joséphine Jeudy, 23 ans ; devenu veuf, il se remarie à 54 ans avec Eugénie Adelaïde Gilbert, 31 ans (et également veuve).

Le 33 rue de l’Orillon aujourd’hui – Spyridon Généalogie

Calvaire solitaire

Frédéric Sandré n’a pas le temps de connaître son vieux père, car celui-ci meurt moins d’un mois après sa naissance, le 25 octobre 1873. Il grandit donc avec sa mère, qui ne s’est pas remariée, et sans doute avec Georges Bouché, son demi-frère utérin, de dix ans son aîné.

Du côté du père, j’ai beau eu fouiller pendant des heures les registres parisiens, je n’ai trouvé aucun demi-frère et aucune demi-sœur potentiels. J’ai en revanche découvert, à ma grande surprise, un article scientifique mentionnant Félix Sandré, et faisant état de nombreux problèmes rénaux, occasionnant de fréquents séjours à l’hôpital entre 1838 et 1850. Il est soigné par le baron Charles Heurteloup, mais cela aurait-il eu une incidence sur sa fertilité ? Dès lors, Frédéric Sandré serait-il vraiment son fils biologique ? Il est impossible d’y répondre avec les éléments actuels, mais les questions méritent, à mon sens, d’être posées.

J’ai eu grand-peine à retracer le parcours de notre anti-héros jusqu’à sa chute et son départ forcé pour l’Amérique du Sud. C’est finalement dans Le Journal de Rouen du 25 novembre 1892 qu’on apprend que Julien Frédéric Sandré avait été, à trois reprises, envoyé en maison de correction pour vol. Cette fois-là, il faisait parler de lui pour avoir été le principal meneur de la révolte de la prison Bonne-Nouvelle !1 L’intégralité de son interrogatoire y est relaté il ne nie pas, mais nuance tout ce qui lui est reproché.

Liste des condamnations – Le Journal de Rouen du 29 novembre 1892

Le registre matricule du bagne de Cayenne, celui-là même qui m’a appris que Frédéric était domicilié à Rouen avant son exil, ainsi que son année de condamnation, nous raconte en partie la suite de ses (més)aventures. En effet, condamné à dix ans de travaux forcés, notre bagnard aurait dû rentrer en métropole en 1902 ou 1903, mais on y apprend que, le 12 juin 1910, il a été arrêté pour avoir assassiné un certain Paul Emile Faure en plein après-midi à Cayenne. ll est condamné à cinq ans de prison et surtout « relégué », ce qui équivaut, nous l’avons vu, à une interdiction de revenir en métropole. A peine sorti, il est de nouveau condamné pour coups et blessures volontaires.

Le document nous apprend, sans plus de détails, que Julien Frédéric Sandré est décédé à Saint-Jean-du-Maroni le 6 janvier 1924. Il avait 51 ans, dont plus de trente en exil.

En profondeur

Pour aller plus loin, une seule adresse : la salle de lecture des Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence ! Tous les dossiers y sont conservés. Grâce à la fiche matricule de notre homme, qu’on a déjà retrouvée en ligne, on a suffisamment d’informations pour trouver la cote du dossier, et ainsi explorer, sans doute, les détails des différents jugements, et peut-être beaucoup d’autres éléments insoupçonnés jusqu’alors ! C’est là tout le sel de notre métier.

En attendant de pouvoir faire le voyage à Aix, je compte sur vous pour commenter, partager, et surtout, prendre rendez-vous !

Spyridon

Sources complémentaires :
Baron Heurteloup, De la guérison immédiate des rétrécissements de l’urètre et des blennorrhées invétérées coexistantes, et sur les effets dangereux des bougies (mémoire), 1855
Albert Londres, Au Bagne, 1923
Jean-Michel Armand, L’argot des prisons. Dictionnaire du jargon taulard et maton du bagne à nos jours, 2012
J.P., La Guyane et la Révolution française #3 Les 328 déportés politiques du 18 fructidor de l’an V (1797), sur Manioc.org, 2019

Illustration principale : L’abolition de la relégation en Guyane française (1938-1953), Jean-Lucien Sanchez

  1. cf Le Journal de Rouen du 27 août 1892, où il est nommé « Sandret » et décrit comme « très robuste et très intelligent, moniteur d’école à la prison » ↩︎

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *